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En moins d’une année, Ennahdha s’est attribué les autorités les plus pleines, a vidé la révolution de tout son sens, créé le vide autour de lui et exclu toutes les possibilités de contrepoids, et peut-être même d’alternance.

Par Moncef Dhambri*


Peut-être devrions-nous, dans les semaines ou mois à venir, apprendre à composer avec les nouvelles réalités de la révolution. Peut-être devrions-nous également réviser à la hausse le prix du package «liberté-dignité-et-démocratie» que la pochette-surprise du 14 janvier 2011 nous a livré. Peut-être commencerions-nous, alors, à compter nos désillusions, à nommer les trahisons, et à montrer du doigt les saboteurs et usurpateurs de nos rêves. Bref, les choses  gagneront en clarté: les rangs des démocrates et des républicains se resserreront autour du sauvetage des idéaux de la révolution; et, à l’opposé, une réaction, en costume mal coupé et marque frontale, ou portant qamis et barbe, qui déclarera ouvertement son intention de confisquer la révolution du 14 janvier pour mieux islamiser la société tunisienne.

Ni plus, ni moins: il n’y aura plus de demi-teintes, de poire-en-deux, ni de compromis ou conciliations possibles. Il y aura, au contraire, un projet s’opposant diamétralement à un autre. Et le reste – c’est-à-dire les gentils sentiments, les timides intentions et les légères nuances politiques – n’importera que très peu. Il y aura une épreuve de force à haute charge, une confrontation et un choc brutal des idées, et puis l’assaut final de la citadelle révolutionnaire.

Pour le meilleur ou pour le pire

Arrêtons les comptes du parcours révolutionnaire, à près de dix mois des élections du 23 octobre 2011.

Ce scrutin, qui était indéniablement une brillante réussite mécanique, nous a gratifié de multiples surprises. Le verdict des urnes a accordé à Ennahdha une domination sans conteste de l’Assemblée nationale constituante (Anc), l’autorité qui allait remettre à zéro les compteurs de l’histoire de la Tunisie, avec la rédaction d’une nouvelle constitution.

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Le siège du gouvernorat de Sidi Bouzid saccagée le 26 juillet 2012.

Le choix électoral du 23 octobre 2011 a permis sur sa lancée à une alliance tripartite, communément appelée la «troïka», de se former et de se partager le pouvoir, le gouvernement et la direction des affaires du pays.

Ainsi, l’on a accepté le verdict électoral du 23 octobre et nourri l’espoir que l’étape transitoire allait être construite sur des bases saines, que les fondamentaux républicains et démocratiques seront respectés et qu’il sera aisé pour ceux qui nous gouvernent de concevoir une feuille de route avec des programmes, plans et moyens qui remettront le pays en marche et le peuple au travail.

En somme, l’on pouvait croire qu’une coalition gouvernementale, solidement majoritaire avec plus de 63% des sièges de l’Anc, serait crédible, compétente et capable de rétablir la confiance et d’assurer la transition démocratique que la révolution du 14 janvier mérite.

Le désenchantement a très vite frappé et gagné du terrain, et l’incertitude s’est installée. Très tôt, nous avons réalisé que les dés de la transition étaient pipés et que la manne révolutionnaire allait s’amenuiser de jour en jour.

L’appréhension se transformait rapidement en crainte, puis elle devenait une grande angoisse d’assister à la perte totale et certaine de la révolution. Les cris d’alarme que «le pays fonce tout droit dans le mur» se répercutaient aux quatre coins du pays, et à travers le monde. L’Anc peinait à trouver les mots pour construire les phrases et paragraphes les plus simples; elle traînait les  pieds et battait de l’aile, pour en arriver récemment à réclamer un sursis de six autres mois…

Au Palais de Carthage, un président frustré d’être dépourvu de toute prérogative se débattait pour faire entendre sa voix et avoir droit au chapitre. Et le désespoir de Moncef Marzouki et de son Congrès pour la République (CpR) piégés nous ont valu des coups d’éclat inoubliables…

A la Kasbah, Hamadi Jebali, entouré d’une équipe qui est loin d’être experte, continuait à faire semblant de gouverner et à bricoler de petites formules qui ne s’apparentaient ni de près ni de loin à des véritables remèdes dont le pays a besoin. Et, lorsque des voix s’élèvent pour dénoncer le sur-place ou déplorer la régression, le Premier ministre et ses co-équipiers n’hésitent pas à prendre un ton revêche et riposter en recourant à des faux-fuyants tel que «c’est de la faute du legs dont on a hérité» ou en accusant de «mauvaise foi» et de «manque de professionnalisme» d’une «presse conspiratrice» au service de l’opposition béni-non-non.

Que reste-t-il donc des attentes des Tunisiens, de l’euphorie et de l’optimisme des premiers jours de la révolution, des espoirs que la chute de la dictature a suscités et des honneurs que nous a valu le fait d’être le porte-étendard du Printemps arabe?

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Les Tunisiennes s'inquiètent pour leurs acquis

Rien ou presque, au vu des errements de la «troïka». Rien ou presque, au vu de toutes les fractures qui minent aujourd’hui le paysage révolutionnaire et de la confusion générale qui règne dans le pays.

A la croisée des chemins

Ces cassures sont si profondes qu’elles sont devenues de véritables tranchées de démarcation infranchissables. Nos clivages sont si nets qu’aucun expédient ou autres pis-aller ne saurait rapprocher nos oppositions. Aujourd’hui, c’est en des termes de questions de fond, en des termes extrêmes et cassants, que les problèmes du pays se posent.

Tels sont les ravages que l’ouragan islamiste et l’hégémonisme d’Ennahdha ont  occasionnés.

Au tout début du premier temps de la révolution, il y a eu le coup d’essai du 23 octobre qui a donné une majorité nahdhaouie à la Constituante. Ce premier exercice démocratique dans l’histoire du pays était «une réussite technique». Par ailleurs, et peut-être même sur l’essentiel, le scrutin était vide d’orientation programmatique. Ennahdha a tiré profit d’un ensemble de rejets de l’avant-14 janvier et de la faiblesse de ses adversaires, elle a invité sous sa tente électorale des marginalisations et promis de réparer les injustices. Le projet qu’elle a soumis aux électeurs se limitait le plus souvent à la simple promesse de «tourner la page» de la dictature et de donner l’occasion à des «hommes honnêtes et sincères» (et croyants aussi !) de diriger le pays.

Ennahdha ne fournira pas plus d’effort et n’ira pas chercher plus loin pour rafler la mise électorale, pour gommer définitivement plus d’une soixante-dizaine de partis qui ont pris part à la course, pour laisser quelques sièges à la Constituante à une dizaine de formations politiques et réduire à la simple figuration seize autres…

Déjà, au lendemain du 23 octobre, la révolution assistait impuissante aux dégâts du tsunami nahdhaoui et à l’installation des disciples de Rached Ghannouchi aux commandes des affaires du pays.

Cette prise du pouvoir sera encore plus irrésistible et presque totale le jour où Ennahdha a associé le CpR et Ettakatol à la direction des affaires, moyennant deux présidences symboliques. Les amis de Moncef Marzouki et Mustapha Ben Jaâfar finiront par se rendre compte du traquenard nahdhaoui: il ne s’agissait pas d’une sincère main tendue pour assurer le sauvetage du pays, mais plutôt d’une tentative de réduire ces deux formations au silence et de les forcer à cautionner l’islamisation de la société tunisienne…

En définitive, c’est bien là l’essentiel de la stratégie d’Ennahdha: la prédominance du religieux, des mœurs et de l’identitaire, aux yeux des Nahdhaouis, importent bien plus que les dossiers économiques et politiques brûlants qui exigent compétence, expérience et savoir-faire.

Pour calmer les impatiences légitimes des victimes de la marginalisation, le gouvernement Jebali tentera accessoirement de parler développement régional et d’allouer des enveloppes, il dépêchera sur le terrain ministres et secrétaires d’Etat pour dialoguer avec les citoyens à travers les gouvernorats, mais les troupes d’Ennahdha et leurs alliés salafistes sauront toujours imposer le débat religieux et réussiront à maintes reprises à détourner l’attention de l’opinion publique de l’urgente remise en marche de l’économie (croissance,  investissements, tourisme, exportations et emploi), de la vitale stabilité sociale et la sécurité. Tout cela, nous expliquera-t-on, requiert de la patience et du temps.

Les déchaînements nahdhaouis

Du temps, oui. Le temps pour Ennahdha d’en finir avec le laminage d’Ettakatol et du CpR. Désavouées pour leur appartenance à la «troïka» et éprouvant le plus grand mal à jouer les premiers rôles, ces deux formations ainsi piégées perdront soutien et crédibilité auprès de leurs propres membres. L’alliance gouvernementale tripartite a sérieusement entamé la popularité des amis de MM. Marzouki et Ben Jaâfar et compromis leurs chances aux prochaines élections.

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Sidi Bouzid est de nouveau le foyer de la contestaton en Tunisie.

Il est donc devenu clair, très clair, que, durant cette période de gouvernement, Ennahdha a mené à bien son travail de nettoyage de toutes les oppositions, voire ratissé très large: elle s’est assurée le silence et la complicité de ses alliés de la «troïka» et a pu ignorer à peu de frais les coups de colère contestataires des «zéro-virgule-quelque-chose» et le brouhaha protestataire des syndicalistes.

Le mouvement Ennahdha a ainsi entièrement investi tous les terrains et permis à ses mollahs d’imposer le débat religieux, leur vision du monde et leur interprétation du texte religieux de la manière la plus tyrannique.

C’est à ce type de dogmatisme, de fanatisme et d’intolérance, tous irréconciliables avec les idées de laïcité et de démocratie, que nous assistons aujourd’hui.

Les exemples de cet hégémonisme nahdhaoui se sont multipliés ces derniers jours. Un mouvement de grève vaudra à des syndicalistes un passage au cachot. Un artiste qui ne mesure pas ses mots voit son spectacle annulé et cet autre chanteur est terrorisé par la descente des fantassins salafistes, les journalistes menacés sont constamment sur le qui-vive, la femme émancipée doit retourner mille fois devant son miroir pour l’interroger si elle est décente aux yeux des Salafistes et leur dévotion hypocrite…

Et si l’on remonte un peu plus loin, les dégâts du déchaînement nahdhaoui se compteront par centaines, par milliers…

Pêle-mêle, il y a eu une institution universitaire conquise par une poignée d’étudiants illuminés et son drapeau arraché, une galerie d’art saccagée et un tribunal mis à feu, un ministre poussé vers la porte, un gouverneur de la Banque centrale congédié, et un second ministre qui déclare forfait…

L’avalanche Ennahdha a emporté tout sur son passage, elle a balayé tout ce qui a pu la gêner, pour prendre le pouvoir et asseoir sa mainmise.

C’est à pareil arbitraire, à pareille mise hors jeu de toute forme d’opposition, à pareilles tyrannie et arrogance d’Ennahdha que l’on assiste aujourd’hui. En moins d’une année, le mouvement de Rached Ghannouchi s’est attribué les autorités les plus pleines, a vidé la révolution de tout son sens, créé le vide autour de lui et exclu toutes les possibilités de contrepoids, et peut-être même d’alternance.

Dévoiler la supercherie «islamo-démocrate»

Face à cette impasse dans laquelle se trouve la transition démocratique, la frustration des déçus de la révolution serait désormais tentée d’en découdre une bonne fois pour toutes avec la supercherie «islamo-démocrate» et de lui faire comprendre que le peuple est descendu dans la rue, le 14 janvier 2011, non pas pour affirmer sa religiosité, non pas pour revendiquer que la Tunisienne porte le hijab ou le niqab, mais pour mettre un terme à la dictature de Ben Ali, à la corruption de l’ancien régime, au chômage et autres injustices. Le spirituel, à ce que l’on sache, est une affaire privée que l’âme et la conscience de l’individu ont toujours su régler.

Pouvions-nous imaginer, un seul instant, que la plus belle révolution des temps modernes puisse être un jour réduite à une vision islamiste bigote, étriquée et rétrograde?

Pouvions-nous imaginer que l’évidente égalité femme-homme puisse un jour être une question à négocier?

Pouvions-nous imaginer qu’en Tunisie, pays de toutes les intelligences, puisse devenir un califat où les incompétents règnent en maîtres?

Pour ne plus avoir à pleurer toutes ces aberrations, pour ne pas avoir à craindre les pires tournures que pourraient prendre les choses, nous exigeons qu’Ennahdha nous rende notre révolution, là et maintenant, entière et intacte.

Nous saurons en prendre le plus grand soin.

* Journaliste et universitaire.

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