altLes droits sont l’acquis de chaque instant de la vie; car dès que l’on cesse de les  défendre, il n’en reste que des lettres alignées. Il en va de même de tout autre principe, tels que dignité, honnêteté, égalité, transparence…

 

Par Abdallah Jamoussi*


Les droits de l’Homme figurant dans la Charte universelle sont-ils forcément astreignants et appliqués en toute loyauté? Le monde libre qui les soutenait, tient-il encore, réellement, à les voir respectés? Y aurait-il deux poids et deux mesures permettant l’instrumentalisation de cette charte à des fins politiciennes? Le cas échéant, comment faire pour que ces droits deviennent impératifs? Suffirait-il d’adopter cette charte pour que les droits soient respectés? Légiférer? Cela dépendra d’une volonté politique, réellement démocratique…

Passerelle entre les rives d’une scène politique divisée

Finalement, le texte de la charte est-il suffisamment explicite et mutuellement consenti chez-nous? C’est du moins ce que j’ai compris – surtout depuis que certaines voix ont commencé à émettre des réserves vis-à-vis de quelques uns de ses articles, sous prétexte d’incompatibilité de mœurs.

A l’issue d’une conférence tenue à ce sujet, je me suis demandé si l’universel ne faisait pas l’exception chez les défenseurs des particularités culturelles. Les idées ont divergé à ce sujet, à tel point qu’un intervenant a vu bon laisser vide. Clore ce dossier?

Sans creuser dans les intentions, peut-on imaginer qu’à défaut d’une Charte universelle, de quel degré serait le danger pour des pays en désarroi? Il y a même une sorte de panique, à la vue de certaines exactions restées impunies, à chaque fois qu’elles versent dans l’intérêt de ceux qui détiennent le pouvoir.

Néanmoins, avant qu’on soit arrivé aux préjugés, doit-on se focaliser sur la portée conceptuelle des textes écrits liés aux droits fondamentaux, de façon à construire une approche en mesure de donner une vive dynamique aux idées contenues dans la Charte? Une telle démarche, permettra-t-elle d’établir une passerelle entre les rives d’une scène politique divisée, en deux camps: sceptiques et incisifs? Sait-on jamais?

Les droits sont l’acquis de chaque instant de la vie

Il faut avouer, qu’à défaut de textes couchés sur du papier – au cas où on devait laisser vide –, on saurait, toutefois, inventer des espaces de liberté nous permettant de défendre notre humanité; contre vent et marais.

Cependant, ce qui m’a intrigué est qu’aucun des intervenants n’ait voulu être explicite sur le fait que les droits sont l’acquis de chaque instant de la vie; car une fois, on cesse de les  défendre, il ne restera d’eux que des lettres alignées. Il en va de même pour tout autre principe, tels que dignité, honnêteté, égalité, transparence… Et de nos jours, la nation, laquelle n’est pas que géographie, elle est de force et de fait un engagement qui prévaut sur tout texte écrit. C’est tellement compliqué d’expliquer, surtout que les mots ont l’habitude de rogner la pensée. Je pense à l’animal qui, instinctivement, délimite son territoire et le défend au prix de sa vie.

C’est pour cette raison que je dois me situer par rapport au terme «engagement», lequel s’emploie généralement pour désigner un accord entre deux ou plusieurs parties; ce qui n’est  pas le cas d’un engagement moral pratiqué dans l’intimité. Implicitement, les individus se sentent mus par une propension naturelle à protéger leur intégrité.

Il y a bien de l’implicite, dans ce qui pousse les gens à manifester, à contester, à encaisser des coups et puis à réessayer… Contrairement à l’explicite communément défini, l’implicite, dans ce cas de figure, surplombe les limites contextuelles de l’établi. Il serait banal de rappeler, que l’affectif non formulé affecte la conscience par sa force  réprimée. Le contenu non exprimé implique parfois qu’on omet de parler ou que le malaise se situe au-delà du discours prononcé. Ayant atteint ce stade, le passage à l’acte ne dépend plus des valeurs déclarées. La culture fait office de mur de séparation entre des bas-fonds et le monde civilisé. Le monde souterrain de l’hypothalamus peut à tout instant cracher ses laves et faire table rase de ce que l’humanité a réalisé.

En effet, à analyser ce qui est dit dans la Charte des droits humains, je me suis étonné qu’on soit allé très loin en quête d’un mieux-que rien en comparaison avec qui est, déjà, en nous, et pour lequel des gens ont sacrifié leur vie. Je pense au droit à la dignité qui sous-entend: l’équité, la cohabitation dans le respect mutuel et le rejet de la domination…

Sans responsabilité, la liberté perd son sens

Au fait, que cherche-t-on, d’autre dans les interstices de la notion du droit à la dignité sinon l’ultime dichotomie: responsabilité/liberté; d’où dérive une seconde complémentarité constatée dans la relation: devoir/droit? Mais à observer ces valeurs à la jumelle, on constate qu’elles remontent à  l’engagement, lequel présuppose l’existence de la volonté; laquelle est inséparable de la dichotomie liberté/responsabilité.

A tout considérer, on ne peut pas être responsable si on n’est pas libre, de même qu’on ne peut pas être engagé en l’absence de la volonté. Sans responsabilité à assumer, la notion de liberté perd son sens. Et je dirais que les voix qui défendent les libertés, réclament implicitement leur droit à la responsabilité. Et c’est humain, étant donné que seul l’Homme est responsable de ses actes. Les autres espèces, sans exception sont mues par une sorte de programme et ne bénéficient d’aucune volonté; ce qui fait qu’elles ne sont pas libres de leurs actes.

En poussant à fond cette théorie, on arrive à conclure qu’empêcher les gens de s’exprimer équivaut la confiscation de leur droit naturel d’être au-dessus des autres espèces dépourvues de volonté et, par voie de conséquence, n’ayant aucune responsabilité.

Depuis la révolution, ces notions se sont présentées chez les uns et les autres, non comme des partitions cloisonnées, mais sous forme d’un seul paquet. Il ne reste plus qu’à considérer ce qu’est devenu réalité; de la réalité d’un rituel pratiqué au quotidien chez-soi, dans la rue, dans la pensée, en état de veille ou lorsqu’on on est assoupi. La liberté n’est plus une requête, après qu’on ait payé doublement sa facture. On comprendrait à tort ces jeunes qui se sentent, pour la première fois, maîtres de leur destin et qui osent s’opposer à ce qui touche à l’intégrité de leur conscience. A la croisée de deux chemins opposés, les oppresseurs peuvent y observer un signe d’anarchie, pendant que les opprimés considèrent que l’oppression est synonyme d’anarchie. Une conscience est un territoire, un chez-soi: siège de la pensée; c’est ce qui prime son respect. Impossible de la pénétrer sans complaisance et sans consentement, autrement, on risque d’être évacué de gré ou de force. Ce siège imperceptible vaut ce que vaut le corps : siège de la vie biologique de l’individu.

Une violence doublement infligée

On avait tout pris au Tunisien : son bien être moral, ses biens publics, ses biens personnels, son sourire et sa gaieté, sa dimension critique, son livre, son stylo et son carnet de notes, la valeur du diplôme qu’il a obtenu, la place qui échoit de son appartenance à la société… Mais dès qu’on a tenté de lui soustraire son droit à la dignité, il s’est soulevé. Droit à la dignité; dans la chaîne parlée signifie devoir envers la dignité en tant que valeur-en-soi de l’ordre du sacré. C’est toujours de la conscience qu’il s’agit.

C’est bizarre, à quel point les intérêts peuvent rendre aveugle, au point de forcer les gens à adopter sous la contrainte un certain style esclavagiste! Franchement, il s’agit, là, d’un colonialisme inédit. A tout considérer, la dignité représente une propension à la liberté inexistante sans dignité, de même que la dignité n’a pas de sens sans intégrité. Il suffisait d’obliger quelqu’un à adopter un certain point de vue pour qu’on déclenche en lui une réaction de blocage. La contrainte rompt la communication et renvoie aux pulsions agressives! Je pense aussi à ceux qui, au nom de certaines considérations électorales, tentent de transformer la société selon un schéma préétabli.

Naguère, la dignité réglementée par le régime consistait à glisser à bon marché entre des fils barbelés établis au nom d’une Charte nationale qu’on n’avait jamais respectée. Le sentiment qui sied, après tant d’expériences, est que les promesses n’impliquent que ceux qui les prennent pour de l’argent comptant. La grille de l’annihilation des droits paraît originelle pour les tyrans, jusqu’au jour où ils comprendront que seule la liberté est originelle. C’est tellement compliqué; néanmoins il suffirait de considérer que la responsabilité de l’être humain sur cette terre serait un non-sens, à défaut de liberté.

Inversement, une liberté non assumée d’une façon responsable déborde en anarchie. Et l’anarchie n’est pas toujours la spécialité du peuple, elle fut le vil instrument de la tyrannie – qui exerce d’une manière démesurée les pouvoirs qui lui sont octroyés par le peuple, à tel point qu’on empiète sans scrupules sur la conscience d’autrui et par la suite sur leurs espaces de vie.

Les moyens répressifs engendrent tôt la révolte, laquelle se nourrit de violence. Plus l’étau se resserre sur l’individu pour le museler, plus la corde s’enroule pour l’accabler et plus ce qui est frustré en lui jaillit. La peur a ses limites, elle aussi. Il suffit que le déclic se déclenche pour que l’écho de l’impact parvienne à tout opprimé – où qu’il soit sur cette planète.

Cette situation ne peut-être créée artificiellement ou provoquée; elle ressemble à un processus obscur. C’est pour cette raison que les révolutions clonées peuvent s’avérer trop coûteuses et échouer, à la fin. Mais d’abord, fallait-il cultiver le sens de la citoyenneté, laquelle implique la dichotomie: devoir et droit en complémentarité – à défaut de quoi, il n’y aura pas de solidarité, de communion non plus – et, de surcroît, aucune notion de  liberté.

Un jardin fleuri des couleurs de l’arc-en-ciel

La citoyenneté – celle qui nous avons cultivée imperceptiblement, chez-nous, afin de redorer notre identité ensevelie sous des tas de restrictions, de propagandes, d’aliénation forcée – fait, ostensiblement, partie de notre patrimoine varié par lequel nous sommes soudés et autour duquel nous sommes unis pour être ce que nous avons toujours été: un jardin fleuri des couleurs de l’arc-en-ciel imbues d’amour pour le zénith…

Attirés par la plénitude et impatients d’assister à chaque lever, nous avons misé sur l’enseignement et sur les moyens permettant l’accès à la technologie. Pour ce qui est de la culture, peu d’efforts ont été fournis, malheureusement. On ne voulait pas d’interlocuteur. Le pouvoir faisait son monologue, et il fallait l’applaudir. Ceux qui ont accédé aux littératures universelles ont découvert un grand monde dans un petit. Certains pensent que cette ouverture sur l’extérieur se faisait aux détriments de nos racines; foutaises ! C’est de la claustration que viennent nos maux.

La longue odyssée de la Tunisie n’aurait jamais su garder le cap, si elle n’avait pas été effectuée selon les normes et les mesures: sens du devoir, respect mutuel pour les droits sur un fond de solidarité. Depuis les temps anciens et jusqu’aux temps modernes, sur ce petit territoire de la grandeur d’une pincée sur un gâteau, les générations n’ont cessé de connaître disettes, colonisations, invasions, oppressions de tout genre, annihilations… Et comme les temps évoluent, la répression dut évoluer en mesures administratives, en procès tissés de mensonges, en attentats occasionnés, en démantèlement de la vie privée, en spoliation de patrimoines individuels ou familiaux, en privation des privilèges destinés aux soumis… Voilà où la loi du silence pourrait nous amener!

Sans capital moral inépuisable, sans espoir en un lendemain meilleur, sans foi,  nous n’aurions jamais résisté aux conquêtes de notre marge de liberté et aux climats politiques insalubres exhalant les pénuries fomentées, le népotisme ravageur, la conspiration du mauvais partenaire, les machinations; tant de panoplies de mesures aliénantes visant à réifier des valeurs auxquelles nous avons cru : l’intégrité.

Des massacres aveugles au nom du sacré

L’objectif de tout oppresseur est de spolier. Son ultime moyen: casser la solidarité. Mais en tout temps, cette assistance mutuellement ressentie était restée indéfectible. Cette notion du devoir ne s’est-elle pas manifestée l’hiver dernier, lors des catastrophes naturelles et, récemment, à l’occasion de la Journée de la femme?

De quelle manière, puisse-t-on parler de cette charte non-établie noir sur blanc et pourtant visible dans la rue? Il y a eu des gaffes, certes, mais c’est au niveau de l’écorce que les lésions apparaissent. Serait-ce un signe de bonne santé?

Je ne vante pas mon pays qui a échappé après le 14 janvier à la division réfléchie et planifiée. Tout avait commencé par la médisance des plus âgés, puis par l’appel à une scission territoriale et pour finir par une discorde au nom de la religion. Sommes-nous encore menacés? Les intérêts éphémères sauraient-ils venir à bout de notre texture et de notre intégrité, alors que nous pensions que le danger avait été écarté? L’ego et la conspiration auront-t-ils raison de notre intégrité territoriale et de notre identité? La religion instrumentalisée, les types de régimes édictés ne seront-ils pas les moyens utilisés à cet effet?

Nous assistons, non loin de chez-nous, à des massacres aveugles au nom du sacré. Si c’en était le cas, on aurait pu, au moins, épargner les civils.

Il est vrai que le Tunisien ne s’en inquiète pas outre mesure, tellement il se sent enraciné dans l’au-delà des notions  établies sur du papier. Les valeurs auxquelles il a cru n’ont cessé de résister aux intempéries politiques. Est-ce la raison pour laquelle la Tunisie ouvre ses fenêtres sur le monde entier, sans crainte de se voir affectée, même lorsque à certains moments nous étions à deux doigts du danger, à cause de cette confiance exagérée? Ces rudes épreuves n’ont-elles pas prouvé la maturité d’un peuple toujours prêt à résister aux tentations, à la supercherie et à l’anarchie? En effet, il y a de quoi croire à un peuple loyal et conscient des défis occasionnels.

A l’exception de certains déracinés, un Tunisien se voit dans ce qu’il construit, car il incarne son pays et l’identifie à son corps. Le mouvement de libération, qui fit face à une anarchie masquée en ordre et progrès, n’était point le fruit d’une culture importée par des factions mues par le rêve à une prodigieuse victoire liée à une stratégie planifiée.

Le fait qu’il y a eu révolution n’implique pas que la tare se situe au niveau du peuple.  Il y a tout simplement que le tunisien avait senti le besoin de mettre de l’ordre au niveau du sommet. Et c’est ce qui a été fait. Cette rude tâche n’est pas encore terminée et il se trouve que la même jeunesse instruite et déshéritée soit encore parmi ceux et celles qui ont soif et qui n’ont pas de réponse convaincante à propos de ce qui les touche de plein fouet. De quels autres droits peut-on parler si l’eau vient à manquer en été - le pire : en plein Ramadan? Que valent toutes les chartes universelles, lorsque derrière les salons climatisés, il y a des gens qui ne trouvent pas de quoi étancher une soif qui les tue? En quoi cela les intéresse de suivre les séances excentriques de l’Anc, tenues pour légitimer la volonté d’un front nuancé ? Si au moins, on avait daigné s’en donner la peine: c’est à dire de s’assurer que le critère de la compétence, lors de l’octroi d’un emploi, avait été consigné dans la constitution –? Fût-ce par respect pour ceux qui ont perdu la vie pour défendre l’équité.

* Universitaire.

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