Aux yeux de beaucoup de Tunisiennes, les élues nahdaouies apparaissent comme de simples vitrines et porte-voix de leurs chefs voire de «grandes prêtresses de la domination des hommes et de l’oppression des femmes».
Par Monia Mouakhar Kallel*
Maherzia Laâbidi, la vice-présidente de l’Assemblée constituante, est l’invitée d’une chaîne de télévision tunisienne. Le débat est ponctué de reportages. Dans l’un d’entre eux, on pose à des passantes la question suivante: «Est-ce que les députées d’Ennahdha te représentent?». La réponse est un «non» unanime et catégorique. «Je suis voilée, et la Nahdhaouie ne me représente pas», précise une jeune femme. A la réalisatrice du reportage qui ajoute qu’elle a cherché en vain un «oui» parmi toutes les femmes interrogées, Maherzia Laâbidi, la brillante députée, demande: «Où avez-vous tourné la séquence?».
Les nahdhaouies et les acquis de la femme
Derrière cette petite (et bizarre) question se cachent un profond malaise et de sérieux questionnements: pourquoi ce rejet massif? Où se positionnent les députées nahdaouies par rapport à l’histoire et aux acquis de la femme tunisienne? Quel rôle jouent-elles au sein de l’Assemblée nationale constituante (Anc) et du parti qui les a propulsées sur la scène politiques?
Le discours des représentantes d’Ennahdha fournit des éléments de réponses. Faute de texte écrit, il faut prêter l’oreille. La polémique suscitée par le projet de l’article 28 a été l’occasion de les entendre directement. Comme leurs homologues masculins, elles appliquent à la lettre les consignes de vote et usent des mêmes arguments pour défendre les idées du parti. Mais le croisement des explications qu’elles donnent sur l’article 28 révèle un étrange phénomène: ce projet de loi qui définit leur statut et dont elles sont à la fois l’objet, les alliés et les médiatrices, elles se gardent de le rattacher au texte global de la constitution et par-delà à un projet de société qui décidera de leur avenir.
Face à des interlocuteurs qui historisent et contextualisent ledit article en en montrant les risques et les menaces, les Nahdaouies choisissent de se situer sur un plan rhétorico-théorique; et là aussi les propos frappent par leur incohérence. Elles s’évertuent à nous expliquer que l’«égalité» et la «complémentarité» sont des synonymes; alors que dans tous les dictionnaires du monde l’égalité présuppose un lien d’autonomie, et la complémentarité un lien de dépendance, une différence confirmée par la syntaxe: le complément complète l’action (accomplie par le sujet) et n’est pas indispensable à l’énoncé.
Des arguments oiseux pour justifier l’injustifiable
Sur les ondes d’une radio privée, une «jeune» députée sort le vieil argument des idées venues d’ailleurs. Elle précise que la complémentarité a été préférée à l’égalité car cette notion, très longtemps «galvaudée», n’a rien changé la situation de la femme tunisienne qui reste, selon elle, «déplorable», confondant ainsi le conceptuel et le réel. Mieux encore, la locutrice semble croire (et nous faire croire) qu’en changeant les mots, on change les choses.
Sur une autre chaîne, une autre Nahdaouie propose un habile tour de main rhétorique: elle nous demande de croiser l’article 28 et l’article 22 où figure le mot «égalité» et c’est assez, rétorque-t-elle.
Souad Abderrahim, la députée «indépendante» comme elle aime le rappeler, alors qu’elle a été élue sur une liste du parti islamiste Ennahdha, préfère axer ses arguments sur le processus de la «lecture» ou «l’interprétation» (comme si les deux actes étaient similaires !!!). Pour elle, il y aurait des lectures «positives» qui associent complémentarité et égalité, et des lectures «négatives» qui cherchent les failles de l’article. Oublie-t-elle que c’est l’écriture qui décide de la lecture et que le lecteur est celui qui «fait parler le texte»?
Les gardiennes du vieux schéma patriarcal
Mais, c’est Farida Laâbidi qui dévoile l’arrière-plan idéologique du texte. Plus critiquée que ses consœurs, vu qu’elle préside la Commission des Droits et Libertés (qui a voté l’article en question), elle participe à la plupart des débats où elle explique, justifie, compare, interprète…
Maherzia Laâbidi, la députée nahdhaoui, vice présidente de la Constituante, est beaucoup critiquée.
A l’antenne de la station radio Express FM, Mme Laâbidi: «On ne peut pas parler d’égalité entre l’homme et la femme dans l’absolu, sinon on risque de rompre l’équilibre familial et de défigurer le modèle social dans lequel nous vivons». La discrimination, et l’inégalité entre les sexes sont clairement affichées et renforcées par l’argument de l’identité et de la spécificité du monde musulman. Ainsi l’avocate se fait la gardienne et la promotrice du vieux schéma patriarcal basé sur la famille où on est mère avant d’être femme… Mais le non-dit de cet énoncé est que ce «modèle social» (présenté comme inchangé et inchangeable) s’oppose au modèle importé d’Occident et imposé par Bourguiba à la société traditionnelle.
Ghannouchi et la «politique des étapes» de Bourguiba
Le discours s’inscrit dans la continuité de la pensée de maître Rached Ghannouchi, qui n’a jamais caché son hostilité à l’égard de Bourguiba et du bourguibisme. En usant de la politique des étapes (promue par Bourguiba), il va essayer, par petites touches, de se réapproprier les grandes réalisations du fondateur de la république, à savoir l’enseignement et le Code du statut personnel (Csp).
A ce code qui a libéré la femme, le chef du parti Ennahdha invente une autre généalogie et fournit des noms de zitouniens (Djaït, Haddad, Thaâlbi…) dont l’unique fonction est de minimiser le rôle de Bourguiba. Cette version de l’Histoire qui vise à reconquérir la domination perdue des hommes sur les femmes passe mieux lorsqu’elle sort de la bouche de ces dernières. Et plus elles sont nombreuses, plus le discours se propage et s’introduit dans l’imaginaire collectif. Là où elles passent, la quarantaine de députées d’Ennahda répètent la même histoire, confectionnée par leur chef.
Dans une émission diffusée sur France 5, Maherzia Laâbidi, sortie elle aussi de l’école de la république bourguibienne, joue la carte du réalisme politique. Elle rappelle, sur un ton qui frise l’arrogance, les rapports de forces et affirme que le projet de l’article 28, qui a été suggéré par Ennahdha, sera révisé par l’initiative d’Ennahdha comme cela été le cas pour la chariâ dans la constitution.
Ecart entre le discours des Nahdaouies et le vécu des Tunisiennes
Le jeu est peut-être payant sur le plan médiatique et propagandiste, mais un fossé semble s’être creusé entre les disciples de Rached Gannouchi et les Tunisiennes qui se considèrent comme les héritières légitimes de Bourguiba. Et pour cause, elles savent qu’il est l’initiateur du Csp, qu’elles sont les grandes bénéficiaires de son projet sociétal et de sa politique moderniste. Elles voient également leur situation se dégrader depuis l’accès des islamistes au pouvoir, et mesurent l’écart entre le discours des Nahdaouies et le vécu des Tunisiennes.
Il est significatif, à cet égard, que le déni des Tunisiennes se cristallise sur Mme Laâbidi devenue, depuis quelques semaines, la cible principale des mouvements de protestation. Son salaire fait jaser, et le clivage entre son parcours académique, et sa double culture d’un côté, ses déclarations, sa posture et son allure, d’un autre côté, suscitent colère et méfiance…
Espérons que, loin des diversions et des bricolages effectués par les politiques, les députées nahdaouies renouent avec leur mémoire et reconsidèrent leur discours afin qu’elles ne soient plus de simples vitrines, ou les porte-voix de leurs chefs et qu’elles ne deviennent pas «les grandes prêtresses de la domination des hommes et de l’oppression des femmes» dont parle l’auteur d’une étude (sur les sociétés maghrébines) au titre significatif, ‘‘Des mères contre les femmes’’. Il s’agit surtout d’éviter à la Tunisie une autre division. Il y en a déjà assez dans ce petit pays en démocratie naissante.
* Universitaire.
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