«L’ignorant s’inflige les souffrances que même son pire ennemi n’oserait lui infliger», dit un vieil adage … qui s’applique aux extrémistes qui ont commis des violences pour soi-disant défendre la mémoire du prophète Mohammed.
Par Salah Oueslati*
Personne ne peut rester insensible devant l’attaque abjecte et injustifiée contre la religion musulmane et son prophète. L’indignation est légitime et personne ne la met en cause, mais force est de constater que les violences qui ont ébranlé les pays musulmans ces derniers jours ont un air de déjà-vu. Depuis les caricatures danoises en passant par les dérapages du pasteur Terry Jones, aucune leçon ne semble avoir été tirée pour mettre en place une stratégie efficace et rationnelle contre les agissements répétés d’islamophobes en manque de notoriété ou d’adeptes.
La liberté menacée des «hordes barbares»
Le 14 septembre: des jeunes violents et haineux attaquent une police dépassée.
Après l’affaire des caricatures d’un pseudo artiste danois en mal de reconnaissance qui a déclenché une vague de violence incontrôlée, les islamophobes de tout poil ont compris les avantages qu’ils pouvaient tirer de telles provocations: une réaction incontrôlée, violente et passionnelle qui débouche sur un résultat contraire au but recherché et qui renforce l’idée que l’islam est une religion de haine, de fanatisme et de violence. Oubliée l’offense gratuite contre une religion pacifique, place aux images de hordes déchainées contre tout ce qui symbolise l’Occident.
Ceux qui sont à l’origine de la provocation ne peuvent que se frotter les mains: l’objectif est atteint. C’est le moment alors pour ces derniers de brandir la liberté de création artistique comme étendard des nations civilisées, des nations attaquées au plus profond de leurs principes de libertés individuelles chèrement acquises et menacées par des hordes barbares sous développés. Un scénario devenu tristement prévisible tant les mêmes causes produisent les mêmes effets.
Pourtant, une réaction digne et pacifique aurait eu beaucoup plus d’impact et aurait révélé au monde entier les provocateurs tels qu’ils sont: ou bien des mercenaires à la solde d’une idéologie haineuse dont l’objectif inavouable et inavoué est de se faire une publicité gratuite pour séduire de nouveaux adeptes et atteindre un objectif politique, ou bien des artistes ou écrivains ratés en quête de notoriété et de reconnaissance à moindre frais.
L’arme dérisoire de la condamnation
L’absence d’une réponse mesurée à ces agissements a par ailleurs pour origine l’ignorance totale de la part de certains dirigeants arabes et musulmans du monde occidental, notamment des Etats-Unis. Demander, comme l’a fait le président égyptien par la voie de son ambassadeur, au président américain d’entreprendre une action en justice contre les réalisateurs du film anti-islam relève d’une méconnaissance affligeante du système politique américain et des lois qui régissent la liberté d’expression dans ce pays.
En effet, au nom de la sacro-sainte liberté d’expression, aux Etats-Unis, au Danemark et dans bien d’autres pays occidentaux, les hauts responsables politiques n’ont aucun pouvoir pour mettre les provocateurs hors d’état de nuire si ces derniers n’ont fait qu’exprimer une opinion aussi contestable soit-elle. Ils n’ont aucun moyen pour engager des poursuites judiciaires contre de tels agissements. C’est la loi qui s’impose à tous, même aux plus hautes autorités de l’Etat. La condamnation et le rappel à la retenue sont la seule arme dont ils disposent face à cette situation, une arme bien dérisoire face à des agitateurs bien déterminés.
La bannière des salafistes érigée au fronton de l'ambassade américaine.
Il faut rappeler qu’aux Etats-Unis, la liberté d’expression est protégée par le Premier amendement de la constitution. Les quelques exceptions n’entament en rien le caractère intangible de ce principe, érigé par la Cour suprême depuis des siècles au rang de liberté fondamentale. A titre d’exemple, la profanation du drapeau américain est protégée par le Premier amendement. Tous les amendements et les lois fédérales et étatiques interdisant de brûler le drapeau américain (amendements contre la désacralisation du drapeau américain) ont été invalidés par la Cours suprême des Etats-Unis en 1989, malgré la montée de la protestation d’un nombre croissant d’Américains depuis cette date.
Le sacro-saint principe de la liberté d’expression
Un autre exemple illustre l’importance que la Cour suprême américaine accorde à cette liberté fondamentale. Un groupe religieux radical s’est fait une spécialité d’insulter les dépouilles des soldats américains morts en Iraq, affirmant qu’il s’agit d’une punition divine. Il s’agit des membres de l’église baptiste Wesboro qui ont pour habitude de manifester lors de funérailles militaires avec des slogans injurieux à l’égard des soldats décédés. Ils manifestent avec des pancartes où est écrit «Dieu déteste les pédés» et «Merci mon Dieu pour la mort de ces soldats».
Suite à des poursuites judiciaires engagées par la famille de l’un des soldats, l’Eglise a été condamnée en première instance à des dommages et intérêts d’un montant de 11 millions de dollar. La Cour suprême des Etats-Unis a rendu son arrêt par 8 voix sur 9 en invalidant le jugement qui condamne les membres de la secte en se fondant sur le Premier amendement de la constitution garantissant la liberté d’expression. Dans cet arrêt la Cour rappelle que «la parole est puissante. Elle peut pousser les gens à agir, les faire pleurer, de joie ou de tristesse, et leur infliger, comme c’est le cas ici, une grande souffrance», mais explique-t-elle, «nous ne pouvons répondre à cette souffrance en punissant celui qui s’est exprimé. En tant que nation, nous avons choisi une voie différente, qui est de protéger la liberté d’expression, même quand elle peut blesser, sur des questions de société, pour faire en sorte que nous n’étouffons pas le débat public».
Ainsi, la jurisprudence de la Cour suprême ne fixe comme limites que les propos obscènes et l’incitation au crime. Pour la plus haute juridiction américaine, si on veut combattre les plus abjectes des idées, il faut les laisser s’exprimer. Au nom de cette même liberté, certains ouvrages révisionnistes sont interdits de publication en Europe, mais autorisés aux Etats-Unis.
En rappelant la primauté du principe de la liberté d’expression sur d’autres considérations, notamment aux Etats-Unis, il ne s’agit nullement d’excuser les agissements des islamophobes ou de minimiser la portée de leurs actes, il s’agit surtout de faire la part des choses et d’expliquer que les actes de violence contre les personnes ou les représentations diplomatiques de ces pays ne fait que creuser le fossé abyssal d’incompréhension qui existe entre l’Orient et l’Occident et qui est à l’origine de toutes les tensions.
Les assaillants salafistes mettent le feu au parking de l'ambassade américaine.
Il faut aussi rappeler que l’écrasante majorité des Américains est très respectueuse de toutes les croyances. La droite radicale est très minoritaire dans ce pays et le pasteur de Floride Terry Jones qui avait orchestré «la mise à mort du Coran» n’a le soutien que de quelques fidèles dont le nombre ne dépasse guère la centaine, vivant dans une bulle paranoïaque à l’écart du reste de la société américaine. Ce dernier n’a acquis sa notoriété que suite à l’éclatement de violences qui ont secoué certains pays musulmans lorsque ce dernier avait annoncé son intention de brûler des exemplaires du Coran. Dans ses récentes déclarations, ce pasteur semble jubiler d’avoir enfin trouvé grâce à cette notoriété un public plus large.
De même pour Steve Klein, qui se présente comme l’auteur du scénario du film ‘‘L’innocence des Musulmans’’. Ce dernier a clairement expliqué que le pseudo cinéaste d’origine égyptienne a voulu «choquer» les musulmans et ajoute: «Nous savions que cela allait provoquer des frictions». Ces déclarations montrent donc que des réactions violentes de la part des Musulmans étaient attendues et même souhaitées. De telles réactions contre des actes mêmes condamnables ont non seulement un effet contraire au but recherché par ceux qui veulent combattre l’islamophobie, mais, en outre, permettent, et c’est là où réside le paradoxe, à ces derniers de réussir leur entreprise à moindre coût: donner un image négative de la religion musulmane.
Le mépris et l’indifférence constituent la réaction la plus efficace à de tels agissements. Pour ceux qui sentent le besoin d’exprimer leur réprobation, une réaction pacifique et digne est la meilleure réponse à ces actes inqualifiables. La preuve: un bilan rapide des récents troubles qui ont touché de nombreux pays musulmans montrent que ces derniers ne sortent pas grandis de cette épreuve.
1,5 milliard d’hommes à la merci d’un facho illuminé!
Rien qu’en Tunisie, 4 morts et près de 70 blessés, une école dévastée, une image ternie dans le monde entier, des répercussions désastreuses sur l’économie, notamment l’activité touristique pour les mois et peut-être les années à venir, et un climat de peur, d’angoisse et de désolation sans précédent.
Dans d’autres pays arabes et musulmans, le bilan est encore plus lourd. En dehors de toutes ces considérations à caractères économique et humain, le plus grand perdant dans cette affaire est l’image de l’islam présenté comme une religion qui incite à la haine et à la violence; une religion non compatible avec la démocratie et avec les libertés individuelles.
Pourtant, l’islam qui a traversé les siècles et qui a apporté l’une des civilisations les plus fécondes dans l’histoire de l’humanité se situe au dessus toutes ces basses manœuvres orchestrées par un obscur copte sous contrôle judiciaire dans son propre pays. Les provocateurs en mal d’audience et/ou de notoriété ne peuvent que jubiler d’avoir atteint leur objectif avec une facilité déconcertante et à moindre frais.
Une soixantaine de véhicules incendiés au parking de l'ambassade américaine.
Si de telles réactions se reproduisent à intervalles réguliers, les conséquences seront incalculables pour l’ensemble du monde musulman. Si un simple militant séparatiste copte avec un casier judiciaire bien chargé, et qui est lié à des groupuscules d’extrême-droite chrétienne se voyant comme des croisés en guerre contre une «invasion» musulmane, est capable à lui seul de provoquer en quelques jours et à peu de frais une telle dévastation dans de nombreux pays musulmans, on en est droit de penser que, dans l’avenir, n’importe quel psychopathe, n’importe quel artiste raté cherchant désespérément une notoriété, ou n’importe quel paranoïaque, n’importe quel religieux en manque et publicité et d’adeptes, n’importe quel politicien populiste, animé par un sentiment islamophobe, serait en mesure de mettre des pays entiers à feu et à sang et d’y semer le chaos avec pour seule arme une caricature, un film ou un discours.
La vraie fausse solution de Rached Ghannouchi
Faire croire, comme l’affirme Rached Ghannouchi, qu’il suffit d’une loi incriminant l’atteinte au sacré au niveau international résoudrait le problème, relève d’une analyse complètement erronée de l’efficacité du droit international public et d’une totale méconnaissance des relations entre les États. Tout, d’abord il n’existe pas de lois internationales, mais des résolutions des Nations Unis, des traités, des conventions, etc. De plus, le droit international public est d’une inefficacité notoire; il est quotidiennement bafoué avec une totale impunité, une réalité qui n’aurait pas dû échapper à notre «guide suprême».
M. Ghannouchi oublie aussi que nous vivons à l’ère d’Internet et du numérique et qu’avec des moyens dérisoires (une caméra et quelques apprentis acteurs) ont peut fabriquer un film et le diffuser sur la toile le rendant accessible à des centaines de millions de personnes à travers le monde.
Si la stabilité des pays musulmans est à la merci d’un facho illuminé, d’un plaisantin irresponsable, d’un artiste raté ou d’un islamophobe haineux, quel serait alors l’avenir de ces pays, sinon la guère civile, la violence, la dévastation, le sous développement, la mise sur les bancs des nations et la marginalisation? Ceux qui appellent à la haine, à la violence et au vandalisme sont-ils les meilleurs défenseurs de l’islam et de son prophète? La citation suivante attribuée à Voltaire résume bien la triste réalité du monde musulman: «Mon Dieu garde moi des mes amis. Quant à mes ennemis, je m’en charge».
Voiture de police saccagée par les manifestants salafistes.
Par ailleurs, si les récentes réactions au film anti-Islam relève de l’ignorance, on ne peut que méditer ce proverbe arabe: «L’ignorant s’inflige des souffrances que même son pire ennemi n’oserait lui infliger». Cependant, on est en droit de se poser une autre question. Et si ce film anti-islam n’était qu’un prétexte pour semer la confusion et engendrer le chaos afin de permettre à ceux qui tirent les ficelles de s’emparer du pouvoir pour imposer leur idéologie moyenâgeuse à l’ensemble des pays arabes?
* Maître de conférences.
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