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Si la grogne populaire monte chaque jour d’un cran, c’est à cause de l'absence d'un homme qui incarne par son discours et ses actions les aspirations populaires au renouveau et la réforme: l’homme de l’alternative.

Par Chiheb Ben Chaouacha*

Depuis l’arrivée d’Ennahdha au pouvoir, la société civile tunisienne s’est trouvée sans relâche en proie à une compagne de harcèlement dont les auteurs, qui n’étaient autres que les partisans du parti islamiste au pouvoir ou les adeptes de la mouvance salafiste, agissaient en toute impunité.

Les agressions se suivent et ne se ressemblent pas

En témoigne la multiplication des actes d’intimidation et d’agression à son encontre, comme ceux perpétrés contre le personnel administratif de certains établissements universitaires (Faculté des lettres et sciences humaines de Sousse, le 5 octobre 2011, et Faculté des lettres, des arts et des humanités de la Manouba), les artistes (les jeunes cinéastes, durant les festivités organisées le 25 mars dernier à l’avenue Habib Bourguiba, à Tunis, à l’occasion de la Journée mondiale du théâtre; Lotfi Abdelli, qui ont vu leurs spectacles respectifs, le 16 août et le premier septembre, se faire empêcher par une bande de salafistes ; les journalistes, comme le patron de Nessma TV, Nabil Karoui, dont le domicile fut attaqué le 14 octobre 2011 après la diffusion du film d’animation ‘‘Persépolis’’, puis Zied Krichen le 23 janvier dernier, devant le palais de justice lors du procès intenté contre cette chaîne; les représentants de la société civile, comme l’avocate Leila Ben Debba, dont le bureau fut saccagé le 13 avril, Jaouhar Ben Mbarek, le chef du réseau Doustourna, agressé à Kébili, l’Ugtt, dont certains locaux furent vandalisés le 21 février dernier; les leaders de l’opposition, à l’instar de Maya Jribi, qui a essuyé les insultes les plus dégradantes d’une bande d’inconnus lors de sa visite à Radès, le 15 avril dernier… pour ne citer que les agressions les plus médiatisées.

En conséquence, le peu de confiance qui existait entre partis de mouvance islamiste et partis modernistes avant l’échéance électorale du 23 octobre 2011 s’en est trouvé réduit à néant.

Ces événements ne sont pas isolés. En effet, les remous idéologiques et sociaux qui jalonnent la scène politique depuis le départ de Ben Ali, l’impuissance des forces modernistes, paralysées par des décennies de marginalisation et prises au dépourvu par l’enchaînement des événements, la volonté de certains d’endiguer l’élan révolutionnaire, les conflits d’intérêts ainsi que l’incapacité du gouvernement à concrétiser les promesses électorales mirobolantes des partis au pouvoir et de se tenir à la hauteur des attentes d’une jeunesse qui voit ses aspirations au changement se rétrécir au fur et à mesure que la désillusion gagne en ampleur, ont généré un climat de tension permettant à ces fondamentalistes de mettre en exécution des agendas n’ayant rien à voir avec les revendications et les aspirations des manifestants de l’entre 17 décembre 2011 et 14 janvier 2012. Pour faire pièce à cette situation et se positionner dans l’échiquier sociopolitique, les leaders de notre société civile, conscients de leurs limites, ont opté pour une stratégie de riposte leur permettant, au moins pour le moment, de profiter des bévues du parti au pouvoir et, du même coup, de ne pas trop se dévoiler et éviter ainsi de s’exposer à la vindicte populaire.

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Jaouher Ben Mbarek.

Une stratégie de communication réactionnelle

La conférence de presse donnée par Doustourna au Golden Tulip El Mechtel, le 23 avril dernier, à la suite de l’agression de Jaouhar Ben Mbarek lors de son déplacement à Kébili, s’inscrit dans cette ligne de conduite. Les conférenciers ont mis plus de deux heures à ne parler que des agressions subies par les membres du réseau et d’autres figures de l’opposition. Les deux questions que je ne cessais de me poser depuis que j’avais quitté la salle sont les suivantes: pourquoi nos opposants se sont-ils confinés dans un discours où seules les plaintes avaient droit de cité comme si on cherchait à se prendre en pitié? N’existerait pas en fait un facteur inhérent aux leaders eux-mêmes qui pourrait expliquer, en partie au moins, le recours forcé à cette stratégie de communication ainsi que les échecs essuyés aux élections dites constitutionnelles du 23 octobre 2011?

Avant de répondre à ces questions, il importe de souligner un certain nombre de faits sur lesquels je vais étayer mon analyse. Primo, cette attitude vis-à-vis du régime en place s’enracine dans une tradition politique au fil de laquelle les opposants ont systématiquement adopté une stratégie de communication réactionnelle qui leur permettait de s’adjuger une place dans le paysage politique tout en s’accommodant d’une carrière reléguée au second plan et ponctuées d’apparitions ad hoc. En témoigne leur recyclage rapide par la machine du régime, une fois désignés au pouvoir, recyclage qui les contraint à agir en pantins ou, pire, en bouche-trous, même si c’était aux dépens des principes qu’ils avaient toujours défendus bec et ongle.

Dans certains cas, prêts à se servir jusqu’à la lie, on les voyait faire des pieds et des mains en se comportant comme leurs «anciens agresseurs». Ce ne sont pas les exemples qui manquent à ce propos; les cas de Samir Labidi, ancien secrétaire général de l’Union générale des étudiants de Tunisie (Uget) puis ministre de la Jeunesse, des Sports et de l’Education physique, et du Parti Ennahdha, qui s’organise et fonctionne à la manière du Rcd (le chef du parti dispose des prérogatives d’un chef d’Etat et le drapeau du parti est ostensiblement placé à côté du drapeau du pays dans les bureaux des ministres membres de ce parti), en disent beaucoup sur cette capacité assimilatrice de l’appareil du régime.

Absence d’une alternative à la hauteur des attentes du peuple

Secundo, la monopolisation partisane du pouvoir depuis l’indépendance a privé une partie de la société civile de participation active à la vie politique, en général, et de toute forme d’opposition déclarée, en particulier. Ainsi, incapables de diriger ses actions sur la masse et de faire prévaloir ses thèses, l’opposition a fini par manquer de maturité politique et se cantonner dans un discours quasi déphasé, parfois abscons pour une tranche non négligeable de la population.

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Maya Jribi.

A la rigueur, c’était un peu compréhensible dans une époque où le régime exerçait un ascendant cyclopéen sur ses opposants et où la guerre des idéologies faisait encore rage. Mais chose plus frappante à plus d’un demi-siècle de l’indépendance du pays et à trois décennies de la chute du mur de Berlin, dans un contexte où le peuple est enlisé jusqu’au dernier cheveu dans les tourments de la vie quotidienne, que les discours tenus par les leaders de l’opposition depuis le 14 janvier 2011 continuent à véhiculer un contenu doctrinal et abstrait qui frise parfois la démagogie, ou, au contraire, un contenu prosaïque et populiste d’une grande vacuité intellectuelle. Lequel discours ne pourrait que refléter, dans le premier cas comme dans le second, un déficit de réalisme et l’absence d’une vision susceptible de donner le jour à un projet sociétal prospectif auquel l’élite et la masse puissent adhérer.

En effet, si la grogne populaire monte à chaque jour d’un cran, ce n’est pas uniquement à cause du décalage grandissant entre les promesses électorales du parti gagnant et la réalité, mais aussi et surtout à cause de l’absence d’une alternative à la hauteur des attentes du peuple. L’allusion à des idéologies et des modèles de gouvernance obsolètes ou incompatibles avec notre réalité, la centration sur des détails qui n’ont rien ou peu à voir avec les soucis et les aspirations des tunisiens, le repli dans un discours sélectif qui ne vise qu’une partie de la population (une élite, une région, une classe sociale, un tranche d’âges), sont autant d’indices de ce déficit chronique.

Je n’exagèrerais pas si je disais que la majorité des Tunisiens s’exprime lucidement sur ce sujet, nonobstant leurs différences d’instruction. En effet, même si les gens sont divisés sur le diagnostic qu’ils se font de la situation actuelle du pays, ils expriment une certaine unanimité quant au profil du leader qui pourrait assurer cette phase de transition, en particulier chez ceux qui ont été gagnés par la déception ou ceux qui sont encore indécis quant au parti à qui ils vont accorder leurs voix au prochain vote.

A suivre…

* Docteur en psychologie de la Sorbonne, enseignant à la Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis.