L’opposition tunisienne: une famille en attente d’un père (2/3)

Si la grogne populaire monte chaque jour d’un cran, c’est à cause de l'absence d’un homme qui incarne par son discours et ses actions les aspirations populaires au renouveau et la réforme : l’homme de l’alternative.

Par Chiheb Ben Chaouacha*

Les mots changent, le ton varie, mais le concept d’alternative est toujours présent. Qu’il soit exprimé explicitement ou en filigrane, on cherche plus à signifier ce que devrait être un leader plutôt que ce qu’il est. En d’autres termes, on ne voit pas dans les chefs d’opposition actuels qui pourrait avoir la peau du leader, c’est-à-dire de l’Homme de l’Alternative, celui qui catalyse les énergies, qui incarne par son discours et ses actions les aspirations populaires au renouveau et la réforme, celui qui, selon Carine Grzesiak (co-fondatrice du cabinet de conseil RH Aravati en France), soit capable de s’affirmer en tant que tel tout en suscitant le respect de l’autre. Des termes si fréquemment mâchonnés qu’ils ont fini par se vider de leur contenu.

Le modèle de leadership qui fait défaut en Tunisie

En fait, une telle conception du leader ne se contredit pas avec les définitions qu’en proposent les spécialistes en la matière, définitions qui postulent que pour se distinguer en tant que tel, une personne doit réunir un certain nombre de caractéristiques personnelles et extra-personnelles (Robert Akoun, ‘‘Dictionnaire de Sociologie Robert’’, éditions Seuil).

Dans la première catégorie figurent essentiellement les qualités de meneur, qui place des objectifs et veille à leur exécution, de novateur, qui stimule les changements et adaptations, et de stimulateur, qui suscite l’adhésion à son projet. Dans la deuxième, figurent celles du groupe, sur lequel il exercera son leadership, ses relations avec lui et le contexte global dans lequel ce processus s’inscrit.

Confirment cette analyse des expressions du genre «D’accord, je compatis avec…; et après?»; «Rien n’a changé. Le peuple veut le changement, la rupture avec le régime de Ben Ali»; «L’opposition est trop dispersée et est préoccupée par la quête du pouvoir».

Certains ne mâchent pas leurs mots en faisant l’amalgame entre l’opposition et le gouvernement en place: «Ils parlent trop sans rien faire; au contraire, le pays est en train de foncer tout droit dans le mur et le peuple semble être livré à lui-même»; «Personne parmi eux n’a la carrure d’un chef d’Etat»; «Le jour où ils seront au pouvoir, ils feront pareil», etc.

Il faudrait dire aussi que bon nombre des gens qui se sont exprimés sur ce sujet pensaient que le contexte global n’était pas assez mûr pour produire un leader conforme à leurs attentes. Parmi les noms cités, en réponse à la question «Donnez-moi un exemple de bon leader étranger», je me contente de rapporter, à titre d’exemple, celui de Nelson Mandela. Pourquoi précisément cet homme? Tout simplement parce qu’il incarne un modèle de leadership qui fait défaut dans le contexte actuel de la Tunisie.

La force de cet homme réside dans sa capacité à faire de son nom le symbole de lutte contre la ségrégation raciale qui pesait sur les noirs sud-africains depuis l’instauration du régime d’apartheid en 1948. Il a réussi son pari parce qu’il était, en grande partie, un homme de projet: ne s’est-il pas dévoué durant plus d’un demi-siècle avec une clairvoyance et une persévérance hors du commun pour la ladite cause en prônant l’unité sociale de la nation sud-africaine, lesquelles clairvoyance et persévérance ont été finalement récompensées par l’adhésion de la majorité des groupes ethniques et des sensibilités idéologiques à son initiative concernant la transition de l’apartheid à la démocratie lorsqu’il a été mandaté à la présidence de la république aux élections de 1994. Les arrestations, les isolements et les 27 ans d’incarcération n’ont aucunement entamé ses convictions et sa détermination. Son intégrité morale lui a permis non seulement de prendre les bonnes décisions mais aussi d’inspirer la résistance. N’a-t-il pas dit, en effet, que «n’importe quel homme ou établissement qui essaye de me voler ma dignité perdra».

Des dirigeants animés par l’irrésistible désir de diriger

Le point le plus marquant de tout, à mes yeux, est que Nelson Mandela s’est retiré de la vie publique après avoir accompli la mission pour laquelle il s’était employé durant plus d’un demi-siècle, à savoir la réconciliation des différentes composantes raciales du «peuple arc-en-ciel». Il a quitté officiellement le pouvoir alors que la constitution sud-africaine lui permettait de tenter un second mandat; une autre confirmation de son image d’homme de projet. Acte inimaginable en Tunisie, même après le départ de Ben Ali, comme le montre la ruée de certains leaders de l’opposition sur les postes ministériels, privant le pays d’être dirigé par des compétences en ces moments très difficiles, puis, quelques mois plus tard, leur démission de leurs fonctions ministérielles suite à la décision de l’ancien Premier ministre, Béji Caïd Essebsi, de leur interdire de présenter leurs candidatures à la prochaine échéance électorale.

Pire encore, minés par l’intention de briguer le pouvoir et de s’y installer dans la durée, ils s’étaient permis de multiplier les entorses aux règlements afin de s’y adjuger les meilleures conditions de réussite, et ce en s’arrogeant le droit de traiter des dossiers lourds ou de prendre des décisions outrepassant leurs fonctions et dont l’impact allait au-delà de la phase transitoire qu’ils devaient normalement assurer administrativement.

Aux yeux d’une bonne partie de l’opinion publique, ils ont fait preuve de mauvaise gestion et de mauvaise foi. Peu importe s’ils étaient trahis par le contexte ou par ce désir irrésistible de diriger, ils ont tous brassé large dans l’incompétence politique; la mémoire du Tunisien est encore enceinte d’exemples de tels fourvoiements. On s’interrogeait sur leur crédibilité ainsi que l’authenticité des valeurs pour lesquelles ils se seraient battus durant des décennies: ne se seraient-elles pas évaporées dès que l’on avait senti l’odeur du pouvoir? A quoi bon critiquer tel ou tel régime si, au bout du compte, les intentions et les pratiques politiques étaient soumises aux mêmes mécanismes psychologiques?

Un proverbe nigritien dit que «les discours ont peu de valeur, seuls les actes comptent», mais un proverbe malgache dit aussi que «les paroles retentissent plus loin que le fusil». C’est justement ici que réside le secret de réussite de Nelson Mandela, qui a su associer à l’effet de l’acte la force du mot. Son empressement indéfectible à faire valoir sa cause dès qu’on lui donnait l’opportunité de s’exprimer sur les grandes questions de la société ou sur soi, et ce même dans les moments les plus difficiles de sa vie, offrait, en effet, à l’opinion publique un argument plus que convainquant de son intégrité. En faisant abstraction des souffrances qu’on lui infligeait, il laissait sous-entendre que seul le salut de son peuple comptait à ses yeux.

Le manque d’un projet fédérateur

Malheureusement, dans notre pays, les choses se présentent autrement. On voit souvent les opposants politiques s’embarquer dans des élucubrations politico-politiques ou des points de détail pour peu qu’on leur offre la possibilité de s’exprimer. Personne ne leur arrive à la cheville lorsqu’il s’agit de multiplier les diatribes contre le gouvernement, mais dès qu’il est question, par contre, de s’exprimer sur un projet fédérateur, ils s’embarquent dans une xyloglossie ennuyante les désengageant de toute responsabilité morale de la situation actuelle. Certains se laissent facilement trahir par leur enthousiasme en faisant preuve d’une grande versatilité lors des débats ou des interviews télévisés; on les voit enchaîner les expressions faciales au gré des questions ou remarques qu’on leur adresse, comportement qui ne cadre pas, aux yeux du Tunisien, avec le profil du leader préféré. Qui s’emmêle les pédales lorsqu’il se trouve en face d’un interlocuteur persuasif, qui a les nerfs en boule au moindre désaccord, qui se dépense pour convaincre son interlocuteur alors qu’il s’agit de convaincre l’audience, qui gesticule au moment où la force du mot devrait prévaloir sur celle du corps… Il n’est pas finalement étonnant que certains ont perdu beaucoup de leur crédibilité chez le Tunisien, lassé de la désillusion qui l’a gagné à peine un an et demi après le départ de Ben Ali.

A suivre…

* Docteur en psychologie de la Sorbonne, enseignant à la Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis.

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