Si la grogne populaire monte chaque jour d’un cran, c’est à cause de l'absence d’un homme qui incarne par son discours et ses actions les aspirations populaires au renouveau et la réforme : l’homme de l’alternative.Si la grogne populaire monte chaque jour d’un cran, c’est à cause de l'absence d’un homme qui incarne par son discours et ses actions les aspirations populaires au renouveau et la réforme : l’homme de l’alternative.

Par Chiheb Ben Chaouacha*

Bien entendu, le contexte actuel n’est pas encore à même de produire un homme de la carrure de Nelson Mandela, un homme capable de forcer l’intelligence du Tunisien et de fédérer les différentes sensibilités du pays. Je pense que notre élite politique n’a pas encore assimilé sa défaite comme il se doit et que beaucoup reste à faire tant au niveau des actes qu’au niveau du discours adressé à la masse.

Un projet fédérateur doublé d’une force morale

Le contenu du projet et sa force morale compteraient parmi les facteurs les plus décisifs qu’il importe de prendre en considération pour la réussite de toute entreprise de cette envergure.

Pour ce qui est du second facteur, relatif à la gestion émotionnelle et relationnelle de l’entreprise politique, il importerait de mettre l’accent sur deux types de compétences: d’un côté, les compétences psychosociales, comme la capacité à négocier les points de vue des différents protagonistes de la scène politique, nationale et internationale, et à faire prévaloir le sien, la capacité à gérer son équipe, et la proximité psychologique des gens, en particulier au niveau du discours; de l’autre, les compétences émotionnelles, comme l’intégrité, piédestal de toute crédibilité, et l’assurance dans la manière d’être et d’agir.

Cela dit, il est important de souligner que quelque déterminantes qu’elles soient, ces qualités ne pourraient aboutir sans le concours simultané de facteurs inhérents aux contextes local et géopolitique international, qui, dans la situation tunisienne, auraient servi une sensibilité aux dépens des autres. Qui aurait pu croire que les Etats-Unis, connus pour être le fer de lance de la lutte contre le terrorisme islamiste et le chantre de la défense des droits de l’homme, pourraient un jour fermer les yeux sur les atrocités commises par les islamistes en Libye et Syrie depuis le commencement de ce qui est convenu d’appeler Printemps arabe? De même que la volonté des Américains d’en finir avec certains dossiers après l’effondrement du camp de Varsovie, avait donné raison au leader de l’Assemblée nationale constituante (Anc), leur volonté de s’assurer le contrôle du Proche-Orient, en prévision de la montée du dragon chinois, et de se dépêtrer du problème islamiste, devenu trop gênant, les a amenés à ourdir des soulèvements populaires dans certains pays arabes permettant aux leaders islamistes de diriger pour la première fois.

Des dirigeants novices et insuffisants

A cela, s’ajoutent un terrain social miné par la pauvreté, l’analphabétisme et des fractures de tous genres, des peuples privés d’enseignement critique et subissant la chape de plomb du régime, et des structures étatiques monolithiques. Le marasme populaire et le vide culturel, consécutifs à cette situation, étaient tels que quiconque voulait prendre les commandes du pouvoir pouvait faire fond sur la fibre religieuse.

C’était justement le scénario électoral qui a porté, en Tunisie, aux hautes sphères de l’Etat des dirigeants novices et insuffisants, dont bon nombre sont connus pour leur animosité à la démocratie et à la modernité. Conséquence directe, impéritie dans le pilotage de la phase de transition. Il suffirait de citer, à titre d’exemple, la façon dont ont été gérés les débordements salafistes depuis le 23 octobre 2011, débordements qui ont atteint leur paroxysme avec les événements dramatiques qui ont secoué la Tunisie les 11 et 12 juin derniers. Conséquence ultime, la révolte populaire s’en est trouvée pervertie par des sujets qui n’ont rien à voir avec les revendications scandées dans les manifestations d’entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011 (port du niqab, excision, polygamie, etc.).

Pour conclure, je dirai que les Tunisiens sont, bien malgré eux, de simples spectateurs passifs face aux acrobaties de leurs soi-disant leaders politiques. On dirait que le verrouillage du système électoral, fondé sur un vote «tout en un», où l’électeur a désigné dans la foulée, sans le savoir, un Premier ministre et «deux présidents de la république», est encore de rigueur en dépit des «réformes constitutionnelles» entreprises depuis le 15 janvier 2011.

Avec un président de la république, officiellement dénué de toute autorité, et un président du parti dirigeant, officieusement investi des pouvoirs d’un véritable chef d’Etat, notre chef du gouvernement, étant du même parti que celui-ci, s’en trouve dans une posture lui permettant d’agir selon l’expression «primus inter pares». Par exemple, bien qu’on ait 79 ministres et secrétaires d’Etat, tous les pouvoirs sont concentrés entre ses mains et aucun ministre ne pourra rien faire sans son accord ou aval.

A l’heure actuelle, il est difficile de parler d’opposition politique en plein sens du terme, donc de leaders de l’opposition; et il se met les doigts dans l’œil celui qui croit le contraire. Ce que nous rapportent les médias s’apparente plutôt à un agrégat de partis personnifiés, guidés par l’envi de s’approprier plutôt que par l’envi de participer. Qui gravite autour d’Ennahdha et qui se recherche encore.

Le pétrin dans lequel les leaders de l’opposition s’étaient engouffrés après le départ de Ben Ali, en se ruant à l’aveuglette sur la manne ministérielle, avec tout le lot de charges que cela impliquait, les aurait privés de la possibilité de se repositionner dans l’échiquier politique tunisien en prévision de l’échéance du 23 octobre.

Conquérir la reconnaissance des siens

Même si les choses commencent à bouger depuis quelques mois, les différentes alliances et fusions qu’on nous propose ici et là ne semblent pas rassurantes étant données «l’égocentrisme politique» de nos leaders. Car, contrairement au show médiatique qui s’ensuit, les actes donnent l’impression qu’on est en train de faire du surplace.

En tant que psychologue, je dirais que les choses resteront là où elles sont si on n’arrivera pas à se débarrasser de son «égocentrique politique» et conquérir la reconnaissance des siens. Même si, pour y arriver, la voie est encore truffée d’achoppements de tous genres, il serait inacceptable d’abandonner les siens qui ont besoin plus que jamais d’un projet prospectif ayant comme point de mire le Tunisien et autour duquel s’éclipseraient les points de détails sur lesquels butent les efforts de rapprochement, un projet qui lui permette de se réconcilier avec son histoire et, au pays, de restaurer sa souveraineté nationale et de se remettre sur la voie de la modernité. Souscrire à cette entreprise, se hisser à la hauteur des aspirations du peuple au changement, nécessite au préalable, à mes yeux, entre autres conditions, qu’on fasse preuve de qualités intellectuelles et émotionnelles qui suscitent la reconnaissance d’autrui: développer un discours bien structuré, compréhensible, sans démagogie, un discours qui transcende les achoppements factuels et se prête à la cohabitation intellectuelle; développer ses arguments au lieu de se laisser aller au jeu de ses antagonistes; développer une attitude confiante et sereine, qui dégage une certaine maîtrise de soi.

Je pense que ces trois «développer» sont la condition sine qua none de la réussite de cette phase transitionnelle.

Un véritable chemin de croix au bout duquel Nelson Mandela a fini par triompher. Mais, bien avant lui, la Tunisie, vieille de cinq milles an, a déjà enfanté Bourguiba et bien d’autres.

* Docteur en psychologie de la Sorbonne, enseignant à la Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis.

 

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