Deux auteurs américains expliquent les causes de l’essor (et du déclin) des nations. L’élite actuellement au pouvoir serait bien inspirée de lire leurs avis et conseils sur les méfaits profonds des tentations autoritaires.

Par Yvan Cliche*

L’élite tunisienne, et notamment celle au actuellement pouvoir, serait bien avisée d’éplucher le livre Why Nations Fail?, publié cette année et ayant obtenu un succès retentissant dans les milieux intellectuels à travers le monde.

L’ouvrage, écrit par deux chercheurs de deux universités américaines de renom, l’un du MIT (D. Acemoglu), l’autre de Harvard (J. Robinson), ont fouillé à fond l’Histoire, et le processus de développement de plusieurs pays de tous les continents, pour tenter de comprendre pourquoi certains ont pu décoller, et procurer ainsi une qualité de vie enviable à la majorité de leurs citoyens, tandis que d’autres, face à des possibilités similaires, ont manqué le bateau, et poursuivi dans la médiocrité, avec un système ne profitant qu’à une minorité.

Le politique prime sur l’économique

L’argument fondamental du livre est d’un grand intérêt pour la Tunisie. Il confirme que le pays est effectivement en train de bâtir son avenir, qui sera, selon les actions posées par les élites actuelles, rayonnant, propulsé vers le haut, ou sinon stagnant, bref une moche continuation de l’ancien régime.

Cet argument est le suivant: ce sont les institutions politiques, et non l’économie, qui expliquent pourquoi certains pays réussissent, et pourquoi d’autres échouent. Bref, disent les auteurs, le politique domine l’économique quant au destin des nations. Ni la géographie, ni la culture ne jouent un rôle significatif; ce sont les institutions politiques qui ont le rôle déterminant, celui qui entraine ou non le succès d’un pays et qui expliquent les inégalités mondiales. Une croissance économique soutenue et viable à long terme est impossible, insistent les auteurs, sous un gouvernement autoritaire. Avis à la Chine.

Le cas de la Corée l’illustre à merveille: voilà deux pays (Corée du Sud, Corée du Nord) ayant une histoire commune, une langue commune, une culture commune. Pourtant l’un, la Corée du Sud, est un pays développé, moderne, allant de l’avant. L’autre, la Corée du Nord, complètement fermé et imperméable au débat, est pauvre, aux mains d’une famille dynastique ayant tout à perdre de tout changement.

Le caractère novateur de ce propos est qu’il va à l’inverse d’un dogme généralement admis, qui dit qu’il faut créer de la richesse avant d’ouvrir le champ politique: seul un «dictateur éclairé» peut poser la table à l’ouverture éventuelle du champ politique. Souvenons-nous que le dictateur Ben Ali avait ses nombreux supporters, notamment dans la classe politique française, qui pensait que le développement de la Tunisie pouvait faire fi des droits démocratiques, supposément le prix à payer pour aller de l’avant sans trop de «perturbations». (L’Histoire démontre que, dans la grande majorité des cas, cette ouverture politique ne survient jamais d’elle-même, dixit le cas tunisien qui a dû procéder finalement par une révolution).

Il est vrai qu’une ouverture réelle ne peut arriver du jour au lendemain: elle s’est accomplie, notamment en Occident, que sur une très longue période. Mais le livre mène tout de même une charge frontale contre l’argument d’un pouvoir centré sur quelques personnes, fermant le débat politique pour mieux assurer la stabilité et l’ordre supposément nécessaires au développement.

Les pays pauvres, disent les auteurs, le sont car ils sont dirigés par une élite peu nombreuse, s’accaparant les richesses, favorisant les monopoles, et ayant organisé la vie politique pour assurer sa survie. De plus, signalent-ils, cette élite est bel et bien consciente de ce dysfonctionnement, mais bloque le changement, car elle sait qu’elle y perdra ses privilèges.

Ghannouchi chez Caïd Essebsi, en juin 2011: ces deux hommes se parleront-ils un jour

Ghannouchi chez Caïd Essebsi, en juin 2011: ces deux hommes, qui se détestent cordialement, se parleront-ils un jour?

Face à cette réalité, le constat est que, pour qu’un pays décolle sur le plan économique, il faut un bouleversement politique profond, une évolution d’institutions politiques dites extractives (au profit d’une clique), vers des institutions politiques inclusives, qui assurent une meilleure redistribution de la richesse au profit du plus grand nombre.

Ce qui différencie les pays qui fonctionnent de ceux qui ne fonctionnent pas, ce sont des institutions politiques inclusives donc, préalable au partage de la richesse économique qui s’en suit.

Le changement comme «destruction créative»

Le livre s’attarde beaucoup sur le cas de la Grande-Bretagne, pour les auteurs le berceau des institutions politiques inclusives du monde moderne.

Le changement dans ce pays, ce que les auteurs nomment une «destruction créative», un point tournant, s’est opéré en 1688, car l’Angleterre (ainsi connue à l’époque) y effectue une transformation capitale du politique: de nouvelles élites, et le peuple, ont combattu, pour des droits politiques accrus, le pluralisme, l’émergence de règles claires et applicables pour tous, qui ont ensuite été utilisées pour mieux tirer profit d’opportunités économiques. Une «Révolution glorieuse» s’expliquant par des évènements fortuits: notamment la découverte des Amériques, amenant les nouveaux riches anglais à exiger la fin de l’absolutisme royal.

Un avertissement est formulé par les auteurs: il n’y a pas de déterminisme historique, l’Histoire n’est pas une suite inexorable vers le progrès. Un pays peut régresser, car il n’y a pas de cumulation automatique vers le haut. De petits, ou de gros évènements, imprévisibles (une épidémie par exemple), enchainés à d’autres évènements de nature politique ou autre, peuvent pousser un pays vers la décroissance, politique et économique. D’où l’importance d’une société civile forte maintenant les «contraintes» sur les élites en faveur de la démocratie, et d’une presse libre et responsable.

Que peut tirer la Tunisie de cet enseignement? Si on suit les auteurs, impossible de soutenir ceux qui prétendent qu’il faut se préoccuper uniquement d’économie, de pain et de beurre, et laisser la politique aux politiciens du moment. Une telle attitude faciliterait au contraire la mainmise de la richesse économique du pays par un petit nombre, ensuite tentée de mettre les institutions politiques à son service. Et la Tunisie de retomber dans son histoire récente, dont elle cherche à se débarrasser.

Certes, la Tunisie ne peut maitriser tout entier son destin, car des forces extérieures forceront certains de ses choix. Mais le renforcement de la société civile, de la police, des médias, de la magistrature, agissant comme un sain contrepoids au pouvoir politique, est de mise.

Un souhait donc : que le pouvoir actuel parcourt cet ouvrage, riche d’avis et de conseils sur les méfaits profonds des tentations autoritaires et anti-démocratiques.

* Canadien, vivant à Montréal, ex-résident de la Tunisie, 2007-août 2011.