Un Conseil de Tunisiens à l’étranger (Cte) dépendant du parti Ennahdha risque de constituer un retour à la dictature et au système du parti unique, que les Tunisiens ont rejetés, rejettent et rejetteront à l’avenir, advienne que pourra!
Par Abdelatif Ben Salem et Anouar Kanzari (Paris)
Le naufrage au large des côtes de l’île italienne de Lampedusa, dans la nuit du 7 au 8 septembre 2012, d’une barcasse de fortune, ayant entraîné la disparition d’une centaine de personnes environ, sur les 156 se trouvant à bord, a été vécu par la population tunisienne comme une tragédie nationale.
L’incurie de la classe dirigeante, occupée au moment du drame à célébrer, dans une atmosphère indécente, un mariage collectif, digne des grandes mises en scène de Moon-Sun-myung, prophète autoproclamé de la secte d’«Unification universelle», et l’ampleur des pertes en vie humaine, a suscité une profonde émotion, et soulevé une vague de protestation et d’indignation morale sans précédent, contre le gouvernement de la «troïka» (la coalition au pouvoir, Ndlr), pointé du doigt comme étant responsable de la désespérance de la jeunesse tunisienne.
Les élites face à leurs responsabilités historiques
Plus que jamais, la question de l’immigration, et le phénomène massif en particulier de la «harga», et les naufrages à répétition qui frappent notre pays dans ce qu’il a de plus précieux, imposent aux élites, au gouvernement, aux partis politiques et à la société toute entière, l’ouverture sans délai d’un dialogue national sans fard, afin que chacun puisse faire face à ses responsabilités historiques.
L’actualité marquée par la radicalisation d’abord des mouvements sociaux, aboutissement logique de l’incompétence du gouvernement d’Ennahdha et de ses alliés d’Al-Moatamar et d’Ettakatol dans la gestion des affaires, leur incapacité à fournir des réponses aux urgences sociales et économiques du pays, et à garantir la sécurité des citoyens, ensuite par l’arrivée à échéance, le 23 octobre 2012, du mandat confié par l’Assemblée nationale constituante (Anc) au gouvernement de transition, et enfin par les enjeux politiques et sociétaux qui durcissent jour après jour les affrontements polémiques au sein de la Constituante: égalité des sexes; liberté de croyance; liberté d’expression; indépendance de la justice et des médias; judiciarisation du sacré; assauts successifs contre les conquêtes politiques et sociales; islamisation wahhabite tantôt insidieuse tantôt expansive des rouages de l’Etat, de la société et de l’administration; irruption soudaine sur la scène nationale des courants ultra radicaux du salafisme et du jihadisme global et leurs ramifications respectives, dont la violence a atteint son paroxysme le 14 septembre 2012 dans l’attaque contre l’ambassade et l’école américaines.
Dérives répressives et bipolarisation politique
Depuis la prise de pouvoir du gouvernement d’Ennahda, Ettakattol et Al-Moatamar, à la faveur d’élections, décrétées transparentes, le climat économique et social n’a cessé de se détériorer. L’échec dans la réalisation des objectifs de la révolution est sans appel. Sur le plan politique, plus les dérives répressives du régime prennent de l’ampleur, plus la bipolarisation du pays s’accentue et plus la société s’auto-organise pour endiguer, en l’absence de la neutralité de l’Etat, les involutions liberticides.
Nul ne peut nier les difficultés inhérentes à une phase de transition. La Tunisie continue à subir de plein fouet, sur le plan institutionnel, des chocs puissants, depuis le lancement, au lendemain du 23 octobre 2011, du processus de la Constituante et de la reconstruction des institutions de l’Etat. Cette étape majeure, à tout point de vue, se déroule sous nos yeux et ceux du monde entier, où la moindre dérive, le moindre faux-pas, risque d’hypothéquer pour longtemps l’avenir des générations futures.
Avec l’invention du régime politique qui présidera aux destinées de notre peuple, la définition des nouveaux pouvoirs – exécutif, législatif et judiciaire –, les corps intermédiaires, et les instances indépendantes, c’est notre responsabilité à tous qui est engagée, pour que la Tunisie, qui surgira des contractions douloureuses, puisse être la patrie de tous les Tunisiens, et la maison commune des hommes et des femmes, citoyens libres, dignes et égaux; élevés à la conscience d’eux-mêmes, de leur rôle et de leur destin historique.
Toutefois, pour les observateurs lucides, la menace que notre révolution populaire – la première de la géographie arabe, après sept siècles de déclin – soit confisquée et définitivement détournée de son cours libérateur, devient hélas une évidence.
Elections et faux semblants démocratiques
Les tentatives d’instaurer, sous des faux semblants démocratiques, une autocratie théologique, usurpant brutalement et sans vergogne une légitimité révolutionnaire qui ne le concerne ni de près ni de loin, sont de plus en plus évidentes. Une autocratie belliciste, arrogante (mustakbira) et totalement soumise aux intérêts de l’axe américano-turco-saoudien-qatari.
L’invasion hégémonique d’Ennahdha, et sa prise de contrôle en un temps record, eu égard aux limites du mandat qui lui est confié, de tous les leviers de l’Etat, de l’administration publique, des représentations diplomatiques, des grandes sociétés nationales, des collectivités locales jusqu’aux plus bas échelons, des grands médias publics, des secteurs de l’enseignement et de l’éducation, et la promotion de l’uniformisation des modes de pensée et de comportement archaïques, par l’endoctrinement des enfants en bas âge dans des crèches sauvages, ne laisse aucun doute sur les véritables intentions du parti des Frères musulmans de s’éterniser au pouvoir.
Parler par conséquent de la tenue d’élections libres et transparentes, dans un tel contexte essentiellement caractérisé par le rejet populaire de l’Etat-Troïka et par l’érosion de confiance de la société envers les institutions qui le représente, ne serait qu’une vue de l’esprit.
Il n’est pas exclu en effet, que dans les jours ou les semaines qui viennent, des voix se feront entendre pour solliciter l’intervention de l’Onu – comme en Haïti – pour venir sonder les capacités politiques et accessoirement logistiques de l’Etat tunisien, et passer au crible la prétention d’«indépendance» de l’Instance supérieure indépendant pour les élections (Isie) qu’il compte installer, à organiser des élections honnêtes. Etant entendu que le but de toute échéance électorale est la consolidation de la démocratie et non l’instauration de régime fossoyeur des droits et des libertés.
Deux ans environ après la révolution de la dignité et de la liberté, et un an après l’élection du 23 octobre, aucune des grandes causes qui en étaient à l’origine – fracture régionale, emploi, jeunesse, démantèlement des fondements de la dictature – n’a trouvé, fusse un début de solution. En revanche, les violations des droits de la personne et des libertés ainsi que les attaques contre nos acquis modernistes, grâce au réemploi de l’appareil répressif du régime déchu, se multiplient jour après jour. Maquillées en fausses campagnes d’épuration des «azlame al-nidhâm al-bâ’id» (rescapés de l’ancien régime), ou présentées comme des manifestations revendicatives et de sit-in de protestation: «port du niqâb», «médias de la honte», «charî’a», «criminalisation de l’atteinte au sacré et à l’essence divine», «complémentarité».
Une stratégie permanente de tension et d’usure
Les manœuvres des islamistes au pouvoir polluent par leur discours haineux et intolérants, non seulement l’atmosphère quotidienne de la vie des citoyens, mais les réseaux sociaux, où des sites et des pages Facebook, financés par centaines, se dédient exclusivement à la désinformation, au lynchage médiatique de l’adversaire, et à la propagande wahhabite. Ils se montent et se démontent dans un jeu d’apparition et de disparition qui n’obéit à aucune logique, à part celle de soumettre une société exsangue, sans repères et en proie au doute, à une stratégie permanente de tension et d’usure, pour la mettre à genoux et lui faire accepter le projet d’un Etat théocratique.
Ces cabales de haute toxicité, destinées à tenir en haleine les Tunisiens, pour les détourner des leurs vraies préoccupations et tester leur potentiel de résistance, seraient élaborées, à ce qu’il paraît, par des individus inconnus du grand public, qui œuvrent dans l’ombre des grands ministères, ou depuis la Sancta Sanctorum à Montplaisir, celle-ci sont accompagnées par des démonstrations de rue «d’appui-et-de-loyauté-au-gouvernement», dont les protagonistes – partisans fascisants d’an-nahda, racaille, anciens indics du Rcd convertis (qawwada), lumpen (hmal), délinquants (m’jarrama) recrutés dans les périphéries déshéritées autour du Grand Tunis, petits caïds de quartiers et salafistes amnistiés sous influence – sont loués à la journée, pour «épurer» prétendument tels ou tel service public des Rcdistes, alors qu’au même moment, la redoutable machine du parti Ennahdha recycle à tour de bras et par tous les moyens, y compris par la menace de procès et par le chantage, des hommes d’affaires corrompus, des journalistes-flics, des juges véreux, des anciens tortionnaires et des responsables du Rcd dissous, impliqués jusqu’au coup dans les crimes de la dictature de Ben Ali.
Des légions des miliciens ultras, manipulés par les islamistes au pouvoir, dont le visage et le nombre sont dûment documentés par l’image et par le son, appelés indûment «Lijân himâyat al-thawra» (Comités de défense de la révolution), sont lâchés contre les progressistes et les démocrates. Ils sèment la terreur et intimident indistinctement les citoyens dans l’impunité totale. Pour exemple, l’assaut surréaliste donné le 14 septembre par des groupes jihadistes, avec la complicité avérée des forces de l’ordre, contre l’ambassade des Etats-Unis qui a failli provoquer une intervention étrangère. La dite attaque et le spectacle comique de la «traque» du chef du réseau terroriste proche d’Al-Qaïda abû-Yadh et de ses lieutenants, présumés auteurs de l’opération, en disent long sur les liens énigmatiques et complexes – et non affectifs comme le prétendait le chef d’Ennahdha, voire sur la collusion des islamistes tunisiens, qualifiés abusivement par la presse occidentale de modérés, avec la mouvance salafiste et certains groupes appartenant à la nébuleuse jihadiste.
De la banalisation de la violence à la déflagration généralisée
Les menaces de mort, les agressions physiques contre les opposants, la vandalisation des sièges régionaux des partis d’opposition, l’instrumentalisation de la justice dans le règlement de comptes politiques, le retour de la pratique de la torture et du viol sur les lieux de détention, suscitent des inquiétudes légitimes.
Nos appréhensions sont d’autant plus réelles, que cette violence, perpétrée au nom de «l’inviolabilité du sacré», convertie depuis quelques temps en abcès de fixation des Frères musulmans tunisiens, vise à instaurer un climat de terreur pour contraindre les gens, à défaut de les convaincre, à la résignation et à l’acceptation d’un ordre moral, contesté et contestable, étranger à la sociabilité tunisienne, construite, malgré les vicissitudes, sur un fond civilisationnel hybride, métissé et imprégné en profondeur de valeurs d’altérité et d’ouverture.
La banalisation de la violence au quotidien contre ceux qui refusent de courber l’échine, conduira tôt ou tard à une déflagration généralisée.
La dégradation quotidienne du climat politique est d’autant plus alarmante, que l’espoir de rapprocher les différentes visions de l’avenir, par une Constitution capable d’emporter l’adhésion de l’ensemble des Tunisiens et des Tunisiennes, et par la recherche d’un accord consensuel sur une feuille de route, ressemble de plus en plus à une chimère.
Pour cela, nous estimons que la vigilance est plus que jamais de mise, pour éviter que le pays sombre dans le chaos. Une perspective qu’appellent de tous leurs vœux, ceux-là mêmes qui désirent ardemment instaurer par la coercition un modèle de société et de gouvernance antagoniques avec les idéaux anti-despotiques de liberté, forgés par la révolution du 14 janvier.
C’est dans ce contexte explosif que les composantes démocratiques de l’opposition ainsi que la société civile, qui n’ont eu de cesse de prendre une part toujours plus active à débat sur la Constitution, parallèlement à leurs combats quotidiens contre les campagnes et les mesures contre-révolutionnaires du gouvernement de la Troïka, doivent multiplier les pressions citoyennes pour faire inscrire la nécessité de mettre sur pied les instances indépendantes avec des prérogatives réelles, et de pousser le gouvernement et l’Anc à valider au plus tôt une feuille de route claire et précise qui relancera le processus de transition démocratique en stand by depuis le 23 octobre 2011.
A suivre…