Un Conseil de Tunisiens à l’étranger (Cte) dépendant du parti Ennahdha risque de constituer un retour à la dictature et au système du parti unique, que les Tunisiens ont rejeté, rejettent et rejetteront à l’avenir, advienne que pourra!
Par Abdelatif Ben Salem et Anouar Kanzari (Paris)
La société civile tunisienne à l’étranger s’inscrit pleinement dans la démarche visant à mettre sur pied les instances indépendantes avec des prérogatives réelles, et de pousser le gouvernement et l’Assemblée nationale constituante (Anc) à valider au plus tôt une feuille de route claire et précise qui relancera le processus de transition démocratique en stand by depuis le 23 octobre 2011.
Elle s’inscrit dans cette démarche même si elle ne peut offrir une parfaite identité de vue à propos de certaines appréciations politiques ou méthodes de travail. Celle qui a accompagné, depuis plus de trente ans, toutes les étapes du combat pour l’émancipation de notre peuple, aux côtés des associations et des organisations et des partis démocratiques nationaux, est en droit de demander aujourd’hui que la solidarité et l’engagement se fassent dans le sens inverse et avec la même détermination, car les enjeux demeurent les mêmes, au-delà des contingences, tant pour nous que pour ceux qui vivent à l’intérieur des frontières.
Un Conseil indépendant des Tunisiens à l’étranger
Il était question au début qu’un Conseil pour les tunisiens en France soit mis en place sur le modèle d’une instance indépendante de contrôle et de régulation, à laquelle devrait prendre part la société civile tant au pays qu’à l’étranger. Il était convenu qu’elle aurait comme prérogatives, comme n’ont cessé de le revendiquer les associations démocratiques, le droit de regard sur les décisions affectant la vie des Tunisiens expatriés, la participation active dans l’élaboration de la politique migratoire en concertation avec les autorités de tutelle, ainsi que l’assistance multiforme que l’Etat national doit en particulier apporter aux catégories les plus précaires, sans-papiers, chômeurs, retraité(es)s, étudiant(es)s non boursier(es)s, etc.
La suppression de cette Instance des Tunisiens à l’étranger de la liste des instances constitutionnelles présentée par la commission de l’Anc, qui sera validée, si rien n’est fait pour l’en empêcher, par un vote lors des prochaines séances plénières, nous laisse perplexes.
Les manœuvres politiciennes et les tergiversations d’Ennahdha, parti majoritaire à la Constituante, en organisant un second vote pour faire disparaître cette structure, après l’avoir fait adopter dans un premier temps à la majorité, confirme, si besoin est, l’obstination des islamistes à maintenir coûte-que-coûte sous son contrôle exclusif le dossier de l’immigration.
Ce vote dénote également l’incompréhension des députés, sauf rares exceptions, de l’importance des enjeux politiques, culturels et économiques, et en particulier électoraux, que représente la masse des Tunisiens expatriés…
Les Tunisien(ne)s à l’étranger (qui comptent aux derniers relevés statistiques 1.200.000 environ, dont près de 65% sont détenteurs de la double nationalité) ont longtemps constitué pour le régime déchu un domaine réservé, où le recrutement partisan, le racket institutionnalisé, la manipulation et l’intimidation politiques, le clientélisme, et le contrôle policier étaient la règle. La politique de l’ancienne dictature, indifférente aux vrais problèmes de la diaspora tunisienne, s’est trouvée au fil du temps, en décalage total par rapport aux mutations sociologiques et culturelles du monde migratoire. La présence de l’Etat s’est réduite à quelques services médiocres fournis par des consulats et des ambassades, dont la fonction rappelle beaucoup plus celle des commissariats de police et du ministère de l’Intérieur que celle, prestigieuse des chancelleries diplomatiques. Les rituels pluriannuels organisés à la gloire du chef et du parti, les commémorations farfelues de réalisations imaginaires du régime, les campagnes de propagande en sa faveur, payés rubis sur l’ongle, et de dénigrement systématique des opposants étaient des décennies durant, les seules manifestations de l’Etat à l’étranger.
L’Etat-Parti pour quadriller la présence tunisienne à l’étranger
L’Office des Tunisiens à l’étranger (Ote), créé au milieu des années soixante pour canaliser et organiser l’exportation de la main-d’œuvre tunisienne vers une Europe alors en plein boom économique, s’est progressivement transformé en bailleur de fond des activités délictueuses des agents du Rcd et des centaines de leurs cellules disséminées partout, pour quadriller la présence tunisienne. La toile d’araignée tissée par les «attachés sociaux» et la myriade d’associations fictives financées, tant par l’Ote et que par les organismes de subvention des pays d’accueil, était mise, conformément à une convention signée en 1988 entre le ministère des Affaires sociales et le Rcd au pouvoir, à la disposition de ce dernier pour surveiller les ressortissants tunisiens récalcitrants où qu’ils se trouvent. Aujourd’hui, après la révolution, le parti Ennahdha hérite des structures intactes du Rcd dissous, plus encore, il les enrôle à son service.
L’arrêt du flux migratoire, la fermeture et l’externalisation des frontières de l’Union européenne, transformée en forteresse inexpugnable, l’installation durable dans les pays d’accueil – n’oublions pas que nous sommes à la troisième génération –, l’apparition des nouvelles formes d’immigration clandestine, et enfin la disparition de la dictature, et le démantèlement non achevé des réseaux mafieux qui lui étaient associés, dont la tristement célèbre officine du 36 rue de Botzaris, était la partie visible, rendent effectivement obsolètes des organismes tels que l’Ote et ses succursales «sociaux-culturels» dérisoires, baptisées arbitrairement par le secrétaire d’Etat aux migrants «Dâr Attounsi», et appellent à une refondation profonde et globale des structures de l’Etat destinées aux Tunisiens à l’étranger.
Un changement radical de la politique migratoire du pays s’impose par la logique des choses. L’exemple de l’Espagne qui, en plus du retour massif des Espagnols chez eux – quelque deux millions – avec l’instauration de la démocratie, est devenue, après avoir été l’un de plus grands pourvoyeur de main d’œuvre à l’Europe, un pays d’accueil pour plus de 6 millions d’étrangers – sur 47 millions d’habitants, en un douzaine d’années environ, est à méditer sérieusement. Renverser la tendance relève de la volonté politique. Proposer en revanche comme programme de résolution de la crise de l’emploi, l’exportation de la main d’œuvre nationale en Lybie, en Europe et au pays du Golfe, et recycler les structures existantes corrompus à l’étranger et les mettre à son service, cela s’appelle de l’incompétence et de la politique à courte vue.
Faire échouer le hold-up d’Ennahdha
Dans un tel contexte, le Conseil des Tunisiens à l’étranger (Hte), une revendication vieille d’au moins vingt cinq ans, portée par les associations d’immigration, est on ne peut plus actuelle. Par sa composition paritaire (administration, associations représentatives et personnalités qualifiées) et par sa fonction d’analyse, de critique, d’expertise et de proposition, il sera appelé à devenir un cadre de réflexion idéal où s’élaboreraient les visions stratégiques futures de notre présence à l’étranger.
Lorsque le secrétaire d’Etat à la Migration et aux Tunisiens à l’étranger, Houcine Jaziri, a accepté le principe de la création de ce conseil, il n’a pas omis de notifier par la même occasion l’irrecevabilité de son inscription dans la Constitution, refusant de lui conférer un statut et des prérogatives étendues. Il a en outre exprimé la volonté du gouvernement de placer le Hte sous la tutelle administrative et financière du secrétariat d’Etat. En clair, le choix fait par le gouvernement est celui de vider un tel Conseil de sa substance, d’en revendiquer la paternité et de le transformer, selon son bon vouloir, en un instrument docile au service de l’exécutif actuel
Lors du pseudo «Forum d’associations de l’immigration», tenu le 9 juillet dernier à Tunis, le même M. Jaziri a réitéré son engagement pour la création du Conseil, mais sans fournir davantage de détails sur son contenu. Il a annoncé le lancement d’une consultation auprès des Tunisiens à l’étranger à partir du mois de septembre (ce texte a été rédigé avant la reprise de ces consultations en France à partir de la deuxième moitié de septembre). Cette consultation portera probablement sur la composition dudit Conseil et sur ses prérogatives, et non sur son statut constitutionnel. Le format choisi pour cette consultation et la liste des acteurs concernés, demeurent dans les limbes.
En France, le dossier a été confié à Karim Azouz, chargé d’une mission, dont les contours restent d’ailleurs très flous six mois après son installation par le secrétariat d’Etat aux migrants. On n’en sait pas plus. Mais ce dont on est certain, c’est que de par son statut de représentant officiel d’Ennahdha en France, M. Azouz n’est pas tout à fait la personne idoine pour gérer un tel dossier. Aujourd’hui, nos craintes s’avèrent fondées puisqu’on vient d’apprendre que M. Azouz vient d’être promu Consul général à Paris, en violation de tous les usages diplomatiques et contre l’esprit de l’accord passé avec le Syndicat des fonctionnaires des Affaires étrangères interdisant de procéder à des nominations partisanes.
En résumé, la société civile à l’étranger, qui a fourni des efforts gigantesques pour obtenir la création d’un cadre constitutionnel autonome, et qui, de par sa fonction d’expertise, compte parmi les principaux inspirateurs de la réforme de l’Etat, se retrouve en fin de parcours avec un produit qui ressemble à s’y méprendre à celui du statu quo ante, quand le Rcd, faisait la pluie et le beau temps: un Conseil sans prérogatives, aux ordres du secrétariat d’Etat (susceptible d’être supprimé par un simple décret en cas de litige), et de surcroit placé sous le contrôle exclusif d’Ennahdha. Pour preuve le futur Consul général à présidé dernièrement une réunion de pas moins 33 associations islamistes liées à son parti!
Cette perspective, nous le disons sans détour, ne nous réjouit guère. En d’autres termes, cela signifie le retour au «temps bénis» de la dictature et au système du parti unique, que l’immense majorité des Tunisiens à l’étranger ont rejeté, rejettent et rejetteront à l’avenir, advienne que pourra!
Faire l’impasse sur des questions aussi importantes, et laisser la porte ouverte à la reconduite d’une approche partisane, policière et économiste: expatriés = manne financière et transfert de devises, de la dictature déchue, après les bouleversements profonds qu’a vécu notre pays, c’est faire preuve d’une myopie qui n’a d’égal que l’indifférence générale à laquelle était condamnée la question de l’immigration durant les cinq dernières décennies.
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