En ce 25 octobre 2012, la Tunisie décrochera facilement la une des journaux du monde, à l’occasion du procès du doyen Kazdaghli. Peut-on encore espérer que la science et la pédagogie ne se retrouveront pas derrière les barreaux?
Par Moncef Dhambri*
Je n’ai jamais pu imaginer qu’un jour je puisse en arriver à me trouver dans l’obligation impérieuse de justifier la manière dont j’exerce ma profession d’enseignant universitaire.
Une bonne trentaine d’années de carrière m’ont appris à être toujours animé de la même la conviction sur ce choix de ma vie et de la même certitude que je me suis acquitté honorablement de cette charge. Oui, les mêmes conviction et détermination m’ont accompagné depuis un jour d’octobre 1980…
Plus de trois décennies plus tard et en fin de parcours, des circonstances et des hommes sont venus porter un coup dur à ma vocation.
Les «enfants» de Ghannouchi à l’assaut de l’université
Durant l’année universitaire 2011-2012, ma carrière a rencontré des circonstances et des hommes qui ont malmené ma profession d’enseignant et l’ont traînée devant la justice.
Durant l’année universitaire 2011-2012, un petit groupe d’illuminés salafistes ont investi la Faculté des lettres, arts et humanités de Manouba (Flahm) et, en enfants gâtés du cheikh Rached Ghannouchi, président du parti islamiste Ennahdha au pouvoir, ils ont exigé que notre institution universitaire se plie à leurs folles lubies: le niqab, une salle de prière et autres revendications qu’ils mettent en avant ou taisent à loisir…
Ainsi, à quelques jours près au lendemain de la victoire d’Ennahdha aux
élections de l’Assemblée nationale constituante (Anc), l’offensive salafiste a pris d’assaut la citadelle de la Flahm. Le pays a alors découvert que le scrutin du 23 octobre 2011 n’était pas une opération aussi simple et aussi limpide qu’elle ne paraissait. Nous-nous sommes vite rendu compte que les dés du jeu électoral étaient pipés. Nous-nous en doutions. A présent, nous en avons la confirmation: l’affaire NessmaTV-‘‘Persépolis’’, durant la campagne électorale, avait éveillé nos soupçons, mais l’on a préféré poursuivre notre bonhomme de chemin jusqu’au jour où le phénomène salafiste a pris une ampleur qui a semé la confusion partout dans le pays: à Kairouan, à Sousse, à Sejnane, à Sfax, etc., la terreur salafiste a gagné du terrain.
Les étudiantes niqabées vulent imposer leur loi à l'université.
A Manouba, les enfants terribles de Rached Ghannouchi ont tapé du poing sur la table, conquis le campus, paralysé l’institution et exigé que cette dernière révise de fond en comble ses règles scientifiques et pédagogiques. Et, puisque le message salafiste n’est pas parvenu à ses destinataires laïcs, ils ont arraché le drapeau national et l’ont remplacé par leur bannière jihadiste. Cet incident a donc eu le mérite de clarifier la situation et dissiper tous les doutes quant aux intentions premières et essentielles des alliés d’Ennahdha.
Une guerre sainte contre la liberté de pensée
Il s’agissait donc, dès le départ, bel et bien d’une guerre sainte dont les termes ont été définis par l’aile extrémiste de l’islamisme et cautionnés par les caciques nahdhaouis.`
Tous les chefs d’Ennahdha ont eu leur mot à dire sur cette question; tous ont déplacé cette affaire sur le terrain politique; tous ont également exprimé le souhait que les enseignants fassent preuve de souplesse et de compréhension… Flexibilité et mansuétude sur les conditions dans lesquelles les enseignements sont prodigués.
Le ministère de l’Enseignement supérieur, face au pourrissement de la situation, préférait, par communiqués laconiques, renvoyer la patate chaude aux enseignants en leur expliquant qu’il était de leur devoir de trouver la solution à cette crise…
Il s’agissait bien d’une crise: cours suspendus, bloc administratif occupé, télévisions et journaux du monde entier sur lieux, conférences de presse et les péripéties du feuilleton Flahm suivies au quatre coins de la planète.
Toute cette attention et toute cette tension n’étaient pas une simple coïncidence. Bien au contraire, cette partie de bras-de-fer opposant les fantassins de l’islamisme aux enseignants de la faculté de Manouba avait une valeur hautement symbolique: à la Flahm, on enseigne les langues, les arts et les humanités; on y apprend l’ouverture sur le monde; on y réfléchit; on y explique l’innovation, l’originalité et la créativité; on y décortique les idées anciennes et les pensées nouvelles. Bref, peut-être plus qu’aucune autre institution universitaire, la faculté de Manouba reste un espace scientifique où les idées sont libres et modernistes.
Donc, pareil symbole ne pouvait pas passer inaperçu. Les salafistes ont compris qu’ils tenaient là leur meilleure prise. Et Ennahdha, ainsi que le démontrera la suite des évènements, ne désapprouve la stratégie des enfants du cheikh Rached…
Bouffonnerie judiciaire où la victime devient coupable
L’occupation des lieux et la perturbation des cours ne suffisant pas, les salafistes en viennent aux insultes et aux mains, avant d’en arriver à faire irruption dans le bureau du doyen de la faculté, Habib Kazdaghli, pour défendre l’indéfendable cause de deux étudiantes niqabées et le droit de ces dernières à un traitement de faveur qui comprend, entre autres choses, la permission de passer les examens dans cet accoutrement venu d’ailleurs.
Les salafistes enlèvent le drapeau national et le remplace par celui de leur mouvement extrémiste.
Et lorsque M. Kazdaghli, en digne représentant de ses collègues et du Conseil scientifique, a refusé de discuter avec les salafistes qui se trouvaient dans son bureau sans invitation, les choses ont vite pris la tournure d’un psychodrame national auquel il va falloir peut-être s’habituer, à savoir une bouffonnerie judiciaire où la victime devient coupable, où Habib Kazdaghli est accusé d’avoir violenté une étudiante niqabée qui est venue, assistée par de sbires portant barbes et empreintes frontales, saccager son bureau de premier responsable de la Flahm.
Aujourd’hui, M. Kazdaghli risque d’écoper de cinq années de prison pour avoir essayé d’expliquer qu’en Tunisie du 14 janvier, il n’est pas scientifiquement acceptable pour lui-même, ni pour tous ses collègues, de se soumettre aux caprices des enfants salafistes, qu’il n’est pas scientifiquement tolérable que la politique vienne se mêler de la pédagogie, qu’il n’est pas sain pour l’enseignement, pour la recherche, pour le pays et son progrès qu’il y ait pareille confusion des genres.
Outre la mobilisation entière de la communauté de l’enseignement supérieur, consciente de la gravité de ce qui se passe à la Flahm et de ce qui se passera, aujourd’hui, au tribunal de première instance de Manouba, des amis de la Tunisie, qui ont cru sincèrement et «gratuitement» en notre révolution, assisteront au procès de Habib Kazdaghli.
Des universitaires belges, italiens, américains et d’autres nationalités ont dépêché des délégations pour être aux premières loges de cette épreuve qu’Ennahdha fait subir à notre 14 janvier.
Nous pouvons parier que notre pays, en ce 25 octobre 2012, décrochera facilement la une des journaux du monde et des alertes des agences de presse.
Nous osons encore espérer que la science et la pédagogie ne se retrouveront pas derrière les barreaux.
Si cela est le cas, je rendrai mon tablier! Au diable mes trois décennies de bons et loyaux services!
* Universitaire et journaliste.