La révolution tunisienne - un fil sans aiguille

L'art de vivre n'est sans doute pas que vivre, car que serait donc la mort sans la volonté d'être? Bref, tel ne serait qu'un jet d'approche au toucher d'une évidence que ne couvrent les mots: ce fait que la révolution se prête désormais à ses contraires.

Par Mouldi Bouaicha*

En 2010 et aux débuts chaleureux de 2011, la Tunisie fêtait son champ de bon sens collégial: le plaisir de s'être débarrassée d'une dictature des plus affolées et le désir ou besoin de justice, d'égalité et de dignité.

L'opportunisme grandissant tout azimut

Tout homme de raison ou d'espoir des plus commodes devait donc s'attendre à de meilleures chances de reprendre goût à la vie sociale et, ce faisant, à la politique comme terrain de suggestions et d'échange d'idées. Politique fit vite signe de désarroi tant l'opportunisme grandissait tout azimut.

Il est bien sûr part de l'ordinaire des sociétés qu'elles soient souvent déçues mais ce même ordinaire ne devait hélas devenir aussi ample.

Nos petites élites donnaient déjà du son quand un premier ministre de 21 ans d'immuabilité, M. Ghannouchi Premier, reprenait et comme si de rien n'était le guidon d'un pays aux pneus déjà à plat. Autant, n'empêche, soigner le coffre plutôt que la charrette et l'on se mit, sous regard presque public, à déboiser les armoires. Le temps sans doute d'effacer autant que faire se peut ce que pris de vitesse et surtout de court les anciens bureaucrates comme leurs fossoyeurs de maîtres n'avaient eu tout le temps d'achever.

Ces mêmes petites élites donnaient encore – au-delà du temps au temps – du ton quand un autre Premier ministre, homme de bonne lurette politicienne, prit les rênes d'une étape que de certains voulaient toujours nouvelle.

Et nos petites élites de ces milliers d'hommes et de femmes «spectaculaires» redonnaient encore son et ton à n'être que d'idées bien récurrentes; avec en bonus un beau plat de tentations de glace sociale.

Comme si cette révolution n'était que d'avocats

On parla alors droit et droit, encore et encore comme si cette révolution n'était que d'avocats. Pis, ou que la révolution tunisienne ne rouvrait pas un horizon – ô combien prometteur – mais plutôt le monde. Ainsi, écrire un Destour s'avérait – par cette même élite d'abord – mission de durée indéterminée; tellement la tentation «bon parleur» et «petit opportuniste» est grande!

Et de fil en aiguille, l'aiguille perdait son fil.

Avec des élections cousues à terme, un troisième Premier ministre ou chef du gouvernement venait à César rendre ce qui pouvait bien lui appartenir comme, autrement, à tout autre. De ces mêmes élections, la légitimité même se trouvait pour le moins élargie de fait, à devenir plus gouvernementale que constitutionnelle.

Une «troïka» de tissu rapide et d'allure aride s'emballait maître des lieux. Et de promesse en autre s'enlisait dans les paradoxes. On demandait la sécurité à défaut d'y parvenir, le droit en en manquant et une dynamique économique que l'on n'a eu de cesse de rendre impossible.

Le Tunisien, gardien de ses espoirs tout autant que de ses défaites nouvelles, perdait tout autant l'image d'un président enfant du peuple que d'un pays aux couleurs de ses enfants. La messe à jamais non dite est longue.

Les blessés de la révolution ne semblaient pouvoir qu'envier ses martyrs. Et la petite élite toujours aux mêmes aguets, aujourd'hui de plomb et de verbe.
Il suffisait presque, pourtant, d'ouvrir ses yeux sur des poubelles à toute vue, des chômeurs en nombre en grues, une assemblée éméchée d'ambitions primaires et de ridicule historique d'impuissance de fait et une rue qui, pour avoir tout entendu, n'écoute guère que de ses ombres.

La saison est comme de toutes mixtures. Le ballet est de toutes musiques, comme au bazar des puces.

Il suffisait presque, pourtant, de se rappeler d'une chose simple: une révolution change les modes et de pensée et de gestion. Cette tâche n'est pas que discursive. Elle est historique en ce sens que ce sont toujours – et à plus forte raison en temps de révolution – les actes qui comptent.

Rien n'empêchait que l'on s'inscrive dans l'histoire sans arrière-pensées et que l'on œuvre pour et non contre ce grand peuple. Pour cela, il fallait saisir en premier le sens de la démocratie de fond; celle qui génère forcément l'égalité, la justice et la dignité plutôt que celle qui dégénère le sens; ouf, rien que le bon sens, au moins.

*Universitaire et écrivain résident en France.