J’ai envie de chialer de bon matinJe n'ai que ma chandelle et mes mots pour jeter un peu de lumière sur cette vie de merde et passer.

Par Dr Lilia Bouguira

 

J'ai envie de chialer de bon matin
Un bon coup puis s'en va
Zak est sur Skype
Un écran m'empêche de l'atteindre, de le toucher et de me frotter à lui
Ma voix me fait défaut, la nostalgie m'étrangle
J'aime les frottements
J'aime caresser dans le sens du poil
J'aime sentir sa voix, ma tête dans ses cheveux
J'ai préféré le rendre orphelin de moi de nous et de sa patrie
Pour ne pas le rendre définitivement martyr de ses idéaux et de ses rêves de liberté
Zak est loin maintenant mais son regard est heureux.

                                               ***

J'ai envie de chialer ce matin
Un bon coup puis s'en va
Nabil Habléni est encore sur Skype lui aussi
Un écran m'empêche de l'atteindre, de porter ma main dans ses cheveux et de lui dire les mots bleus
Ceux qui rendent les gens heureux
Lui dire que nous pensons forts à lui
Que c'est notre héros et que son opération c'est rien
Je fais des signes de la main
Je parle, je parle comme une folle à lier
Je suis dans l'excitation du moment
Je ne veux pas lui montrer que je n'ai plus que mes robes pour me moucher
Je lui demande de répéter seulement répéter nos versets les plus tonnants («Ayatou el-Korsi») quand m'a toujours apprise lorsqu'on devait implorer!
Nabil me branle sa main, me montre sa perfusion et me dit «ommi» en zozotant: «L'infirmière est là».
Je lui dis : «Appelle-là !»
C'est à mon tour de zozoter dans un anglais clinquant faux: «Take care of Nabil take care Im mom».
Ma voix se perd étranglée.
A-t-elle seulement compris?
Je plaque une dernière fois ma main sur l'écran comme font dans les parloirs les prisonniers, seulement ma main est gelée, les larmes veulent se libérer et j'arrive difficilement à les emprisonner
J'étais plus que Nabil dans sa camisole bleue ou blanche, je ne sais plus, à aider qu'on l'emmenait seul loin de sa patrie, ses amis, vers l'inconnu.
Mon DIEU que c'est lourd à gérer.
Suis-je faite que pour pleurer?
Pourtant, comme il était facile de faire bien, de lui diliger sa maman, la vraie, pour lui tenir la main et prier, presser le pas derrière lui, main dans la main, jusqu'au dernier moment dans le couloir jusqu'au «Stop c'est strictement réservé aux médecins» et l'accompagner d'un dernier regard pour l'envelopper
Je suis désolée si ce matin encore, je vous fais chier.
Je suis arrivée à un carrefour de ma vie où il y a plus de turbulences que d'accalmies
Beaucoup de piqures vives, de lacérations et de plaies que les gens se plaisent à laisser macérer
Mes écrits ressemblent à mon chagrin, je le sais
Et je ne veux plus faire de mon peuple bafoué mon livre de chevet
Cette phrase cogne en moi depuis ce lever
Je ne sais à qui je l'ai empruntée
Mais ce dont je suis certaine
Je veux lui raconter ma peur et mes illusions, mes rêves et mes incantations
Je n'ai pas de fortune
Je ne suis qu'un pauvre toubib à la con
Mais pour vivre heureux, il faut d'abord apprendre à vivre sans rancune
Je n'ai que ma chandelle et mes mots pour jeter un peu de lumière sur cette vie de merde et passer.

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