En bon épicier, les yeux rivés sur sa trésorerie, la gérance sait bien comment s'y prendre. Il lui suffit, lorsqu'un trou risque d'apparaître, de concéder quelques avantages aux fournisseurs en contrepartie d'un nouveau crédit...
Par Hédi Sraieb*
Tout en s'inscrivant en faux contre un certain nombre de propos ou d'écrits traitant d'incompétent l'actuel gouvernement provisoire, on est tout de même obligés de constater que l'inexpérience du pouvoir et des rouages de l'Etat, la méconnaissance profonde des «dossiers» et des réalités socio-économiques ont conduit la pléthore de ministres et de conseillers du cabinet Hamadi Jebali à adopter un comportement mimétique de celui de l'épicier – avec tout le respect qui est dû à la profession d'épicier, tout à fait honorable –, à savoir une gestion à la petite semaine. Qu'est-ce à dire?
Le caractère familial à l'entreprise «Tunisie»
Très vite, les nouveaux venus ont prolongé le caractère familial à l'entreprise «Tunisie». Cousin, beau-frère, et proche parenté se sont vus confier une fonction. Rien que de plus normal. Le nouveau gérant principal en charge n'a fixé qu'une seule règle de fonctionnement, celle de l'extrême discrétion. Il a, de ce fait, recommandé silence et secret vis-à-vis de l'extérieur, tout en expliquant que cela ne serait possible que si chacun réussissait à s'assurer des bonnes grâces des commis. Ces derniers, fidèles d'entre les fidèles de l'ancienne gérance, ont tenu et tiennent encore en quelque sorte la boutique. Ils en connaissent le moindre recoin. Tout ce petit monde de nouveaux venus, a ainsi vite compris qu'il lui fallait laisser des marges de manœuvre à ces clercs (grands commis de l'Etat et haute fonction publique), maintenir leurs avantages matériels et en nature, contre effacement et réserve.
Peu habitué au travail collaboratif et collectif, chacun des proches s'est ainsi attelé à la tâche, la sienne, au mépris de celle du non moins proche gendre ou parenté. Très vite, les problèmes ont surgi. Une inondation a occasionné de nombreux dégâts en l'absence de coordination. La rupture de l'approvisionnement en eau, qui a provoqué la colère des usagers, est également le fruit de la discorde entre commis, celui de la Steg et celui de la Sonede, tous deux sous des tutelles différentes. Le gérant a beau rappeler à l'ordre, rien n'y fait. Il y a d'ailleurs fort à parier que cela se reproduira.
Une concession de gaz de schiste par-ci...
Mais il y a encore plus grave. La reprise n'ayant fait l'objet d'aucun inventaire, ni d'aucun constat des lieux, la nouvelle gérance s'est crue obligée de tenir tous les engagements de celle qui l'avait précédée. Ainsi et s'agissant des dettes et pour certaines d'entre-elles pour le moins douteuses, la nouvelle gérance a très vite fanfaronné indiquant qu'elle honorerait sa signature souveraine. La remettre en cause eût été, de son point de vue, bien trop dangereux. De fait, la logique comptable d'épicerie, le calcul «étroit», du coin de table de la nouvelle gérance, n'a pas que des inconvénients. Celle-ci se dit qu'en procédant ainsi, elle pourra encore bénéficier de ce crédit fournisseur, avantage qu'elle rétrocède volontiers à une partie de sa clientèle. Fidélisation oblige!
En bon épicier, les yeux rivés sur sa trésorerie, la gérance sait bien comment s'y prendre. Il lui suffit, lorsqu'un trou risque d'apparaître, de concéder quelques avantages aux fournisseurs en contrepartie d'un nouveau crédit. Ainsi, et comme la gérance précédente, les nouveaux venus ont-ils décidés ensemble – une fois n'est pas coutume –, de vendre quelques «produits rares» dont ils disposent encore dans leurs stocks. Une concession de gaz de schiste ici, un morceau d'une banque là. Lorsque l'un de ses fournisseurs se fait malgré tout plus exigeant, alors la nouvelle gérance offre ce qu'elle a de mieux. Un énorme terrain au milieu d'une oasis au dessus d'une nappe phréatique, une mine de phosphate à ciel ouvert et lucrative au possible, une raffinerie de pétrole ou bien encore une cimenterie, une centrale électrique. Mais me direz-vous, et les clients dans tout cela?
«Après moi le déluge»
La nouvelle gérance explique que, compte tenu de l'environnement et des contraintes extérieures, elle ne peut procéder qu'à une augmentation généralisée de ses prix. Le pouvoir d'achat s'en trouve laminé, et revient en quelque sorte en boomerang à la face de cette gérance, par un manque à gagner.
Qu'à cela ne tienne, commis et leurs chefs sont convoqués. Le nouveau gérant tente d'improviser un «brainstorming»: il faut trouver de nouvelles sources pour combler les trous! Augmenter les taxes, dit l'un d'entre eux? Vous n'y pensez pas, répond la gérance. La période est bien trop critique et nous pourrions être remis en cause (élections). Alors quoi? Signer des traites ou hypothéquer, s'aventure un autre. Pourquoi pas? Deux fournisseurs l'un européen, l'autre moyen-oriental ont des vues sur quelques uns de nos actifs: la terre, l'eau, le soleil. Un semblant de débat s'engage. Vendre la terre, vous n'y pensez pas, cela fâcherait nombre de nos usagers. Mais non, rétorque l'un des commis aguerri, il suffit de dire qu'elle pourrait seulement être louée... pour 99 ans. Signer une traite à terme (partenariat privilégié), dit l'autre, cela n'engage en rien, mais fait tout de suite rentrer des liquidités, certes faibles (120 millions de dinars d'aide au budget) mais qui comble quelque peu le trou de trésorerie. Génial dit le gérant qui, féru de langue française, fait montre de ses connaissances en s'exclamant: «Après moi le déluge» (Louis XV), content de cette sortie avec le sourire qu'on lui connaît.
Mais le mentor de toute celle nouvelle gérance calme vite ce petit monde en rappelant que ces montants, et tous ceux que l'on peut racler ici et là, sont encore loin de pouvoir «indemniser» tous les clients insatisfaits (750 MDT au bas mot).
Cahin-caha, l'épicerie tourne, mais laisse se développer, juste à côté d'elle, toutes sortes de commerces illicites, mafieux, et de trafics en tout genre. Vols et dépravations se multiplient. Stabilité et sécurité du commerce ne sont plus assurées!
Des prétendants à la gestion de cette épicerie se font jour, surfant sur la vague des mécontents. Ils sont nombreux, se bousculent même. La perception comptable est toujours de mise. Que voulez-vous, semblent-ils dire en cœur, il faut bien équilibrer les comptes, et l'on ne pourra pas, certaines fois, se passer de ces traites, ou de ces ventes aux enchères.
Tous ces prétendants, tous issus du même milieu social, des mêmes écoles, des mêmes parcours, promettent une autre gestion, sous le regard quelque peu dubitatif des usagers.
A la question, somme toute candide, de l'un des citoyens : «Comment vous-y prendrez-vous?». Nous vous le dirons le moment venu! Pas de quoi s'enflammer, ni même véritablement de quoi espérer, méditent certains clients.
Que faire pour rester?, s'inquiète la nouvelle gérance. Comment faire pour la déloger?, s'affairent les prétendants. Il y a tout de même au bout de tout cela émoluments, notoriété, prestige et confort...
Alors, certains clients échaudés se demandent même s'ils ne vont pas faire de la résistance passive, en ne se prononçant pas sur l'issue de la prochaine consultation, envisageant même sérieusement son boycott...
* Docteur d'Etat en économie du développement.