Avec ma longue expérience dans les marchés, que je fréquente depuis l'enfance, j'ai rarement vu la tomate au prix du paquet de mes cigarettes américaines et la «batata» (pomme-de-terre) aussi chère.
Par Karim Ben Slimane*
Comme tous les couples tunisiens, l'argent est un sujet de discorde et de soucis. Déjà avant le mariage les exigences de la belle famille et les préparatifs ont failli consumer à jamais ma flamme pour ma dulcinée Zleikha.
Il fallait faire pareil ou mieux que la cousine et la voisine. Il fallait aussi passer commande chez Madame machin, qui a un carnet de commandes long comme le bras, et allez chercher au bout du monde une broutille auprès du cousin du voisin de l'oncle d'une collègue de bureau de la meilleure amie de Zleikha.
Bref, lors de la cérémonie, quand les invités se délectaient des petits fours à cinq dinars pièce et sirotaient le champagne à cinquante dinars la bouteille en plus de médire sur la robe de ma femme et sur sa coiffure j'avais la gorge serrée et toute la peine du monde.
Il a fallu plusieurs mois pour que mon amour pour Zleikha renaisse de ses cendres, une fois mes dettes remboursées. Mais notre vie paisible était régulièrement traversée par des tempêtes quand les fêtes et la période des mariages pointaient leurs nez.
Véritable marronnier, les fêtes et les mariages sont, pour moi, les pires tue-amour. Lors de ces moments, j'ai toujours l'impression que ma douce Zleikha, pourtant femme d'esprit, régresse intellectuellement et la ménagère de cinquante ans se réveille en elle subrepticement.
Il suffit d'un coup de fil de la cousine – qui pourtant appelle rarement sauf pour annoncer qu'elle va mettre pour le mariage de l'autre cousine la belle parure sertie de diamants que son mari, un avocat véreux, lui a rapporté de son dernier voyage au Congo pour se faire pardonner une galipette avec sa secrétaire – pour que le sang de Zleikha ne fasse qu'un tour.
Pendant ces moments, non seulement je suis réduit à l'abstinence forcée, mais je dois aussi consentir à ce que nos économies se réduisent comme peau de chagrin. C'est à cela qu'on mesure l'amour en Tunisie.
J'adore l'automne, la saison des mariages se terminant je peux enfin respirer et reprendre une vie plus paisible et surtout je retrouve ma Zleikha débarrassée de la ménagère de cinquante ans qui l'habitait.
Nous retrouvons alors des petits plaisirs loin des mondanités et de toute sophistication. Nos petits plaisirs sont démodés. Nous aimons déambuler dans les ruelles étroites de la médina et voler un baiser langoureux à l'abri des regards.
Souvent, il nous arrivait de nous arrêter devant le vendeur de «bambalouni» et succomber à ce plaisir enfantin de tremper la galette dans le sucre. Je résiste difficilement à l'envie de prendre un par un les fins grains de sucre blanc collés sur les lèvres de Zleikha et de humer son soupir.
Enfant, je détestais aller au marché et faire les courses. Mon père m'arrachait de mon lit à la première heure chaque dimanche que faisait le bon Dieu. Une fois les couffins remplis, mon père s'en allait rejoindre ses amis au café et me laissait seul avec le lourd fardeau que je devais ramener à la maison.
Le chemin était long et mes petites mains souffraient au contact de l'osier tressé.
Depuis que j'ai rencontré Zleikha, j'ai retrouvé goût au marché. Mieux encore, faire les emplettes avec Zleikha est stratosphériquement charnel. J'aime quand elle sourit en voyant une bonne femme plonger ses mains dans le tas de concombre palpant, triant, scrutant le légume phallique. «Je ne suis pas certaine qu'il finira dans l'assiette ce concombre», me susurrait-elle.
Aller au marché est devenu de plus en plus jouissif avec Zleikha depuis la sainte révolution surtout que nous rentrons souvent le couffin quasi vide. Maintenant, nous ne faisons que déambuler et observer les gens. La flambée des prix des légumes et fruits les a rendus de plus en plus inaccessibles.
Avec ma longue expérience dans les marchés, que je fréquente depuis l'enfance, j'ai rarement vu la tomate au prix du paquet de mes cigarettes américaines et la «batata» (pomme-de-terre) aussi chère.
Dimanche dernier, en sortant du marché, un kilo de pomme de terre dans le couffin, Zleikha fidèle à son esprit caustique a glissé: «Tu sais, chéri, je m'en fous qu'on vive d'amour, d'eau fraîche et de batata, mais tu vois dans toute cette histoire je plains la bonne femme de l'autre fois qui ne pourra plus s'acheter son concombre».
*Spectateur engagé dans la vie politique tunisienne.