La grève de la faim en Tunisie, forme d'expression... et de pression

La grève de la faim est en passe de devenir le seul moyen pour faire fléchir la puissance publique, et on ne compte plus ceux qui y recourent, même parmi les hors-la-loi.

Par Abderrahman Jerraya*

 Suite aux élections du 23 octobre 2011, dont les résultats n'ont été contestés par personne, on était en droit de penser que le gouvernement qui en était issu avait toute la légitimité et la liberté d'action pour ramener l'ordre dans le pays, relancer la machine économique et s'employer à concrétiser les objectifs de la révolution.

Le «mal-être» politique et sociétal

La grève de la faim du journaliste Taoufik Ben Brik en 2000 a relancé la pratique de la grève de la faim en Tunisie.

La grève de la faim du journaliste Taoufik Ben Brik en 2000 a relancé la pratique de la grève de la faim en Tunisie.

Force est de constater qu'après la prise de fonction de ce gouvernement, dirigé par le parti Ennahdha, principal vainqueur des élections, le bilan est plutôt maigre pour ne pas dire décevant. Quelques réalisations par ci, par là. Mais l'essentiel tarde à venir.

Dans le domaine politique, tout ou presque est encore au stade de projets: texte de la constitution, des différentes commissions devant être chargées de superviser les élections, d'assurer l'indépendance de la justice et des médias, la feuille de route pour les prochaines échéances électorales, la justice transitionnelle...

En matière économique et sociale, la situation n'est guère mieux: un taux de chômage toujours élevé, une érosion continue du pouvoir d'achat, des tensions sociales toujours persistantes, et par-dessus tout un climat d'insécurité qui ne finit pas d'inquiéter le citoyen et de ternir en externe l'image du pays.

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Grève de la faim de Radhia Nasraoui, ici avec son mari Hamma Hammami, en 2003

L'extrémisme religieux a le vent en poupe

Comme tout cela ne suffisait pas, au «mal-être» politique et sociétal était venu se greffer un autre phénomène plus pernicieux, plus violent, provenant du fond des âges, affectant les fondements du «vivre ensemble», cherchant à imposer, si besoin par la violence, un modèle de société venu d'ailleurs. Il s'agissait en l'occurrence de l'extrémisme religieux qu'on croyait complètement étranger à notre pays. Il est vrai qu'il y a pris racine du temps du régime déchu pour constituer une des forces de résistance à la dictature et à l'arbitraire. Ses adeptes ont profité du vent de liberté apporté par la révolution pour refaire surface, se sont organisés en groupes très mobiles, munis parfois d'armes blanches, reconnaissables à leur barbe hirsute et arborant une bannière portant un des préceptes de l'islam, se sont appropriés l'espace public et certaines mosquées, se sont incrustés dans quelques crèches et centres universitaires. Tout cela au nez et à la barbe du gouvernement qui semblait les laisser faire, voire leur manifester compréhension et mansuétude. Leur comportement assez anodin au départ, se limitant à donner conseils et recommandations. Mais il devenait au fil du temps de plus en plus agressif, allant jusqu'à cogner et blesser physiquement ceux et celles qui osaient leur résister. Sans compter les symboles de l'Etat qui n'ont pas été épargnés.

Cependant, leur fait d'armes le plus spectaculaire était sans conteste l'attaque, le pillage et l'incendie de l'ambassade et de l'école américaines, le 14 septembre dernier.

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Grève de la faim lancée le 18 octobre 2005 par 8 personnalités pour protester contre le musellement des libertés.

Sur un autre plan, un autre groupe non moins violent organisé en associations dénommées «ligues pour la protection de la révolution» s'était permis d'assassiner une personnalité politique en raison de son appartenance à un parti adverse. Et ce n'est pas tout.

Le gouvernement au pied du mur

Le gouvernement devait aussi faire face à un autre front autrement plus coriace et plus déterminé. C'était celui des laissés-pour-compte, des déçus des promesses non tenues, des sans-emplois vivant dans la précarité et la désespérance. Ceux-là ont commencé à afficher leur mécontentement, frustration, ras-le-bol, par des sit-in, des manifestations plus ou moins pacifiques. Estimant qu'ils n'ont pas été entendus, ils ont accentué leur pression en dégageant un représentant de l'Etat qui de gouverneur, qui de délégué, en mettant en place de barrages sur les grands axes routiers, saccageant des représentations de l'autorité régionale (commissariats de police, sièges de délégation).

Dans un cas comme dans l'autre, le gouvernement s'est trouvé au pied du mur, confronté à une situation explosive et devait agir et sévir, sous peine de perdre la face. Ce qu'on attendait de lui, c'était d'appliquer la loi, de faire arrêter les supposés fauteurs de troubles et d'atteinte à la vie et aux biens d'autrui et les déférer devant les juridictions compétentes. Laquelle est censée être indépendante et sereine.

Quatre étudiants tunisiens en grève de la faim en février 2009, 59 jours sans manger pour exiger le droit syndical.

Quatre étudiants tunisiens en grève de la faim en février 2009, 59 jours sans manger pour exiger le droit syndical.

Trop tard diriez vous? Pas seulement. En assimilant ceux qui se sont révoltés en raison de leurs conditions de vie devenues intenables à des hors-la-loi, il a provoqué une levée de boucliers dans certaines couches de la société.

C'est ainsi que des élus de l'Assemblée nationale constituante (Anc) se sont portés solidaires des casseurs arrêtés et ont exigé leur libération immédiate. Qui plus est, deux d'entre eux ont dû entamer une grève de la faim, amenant le gouvernement à céder à leur exigence. Cette «victoire» en déni de la loi, devait se révéler lourdes de conséquences, dans la mesure où d'autres détenus pour d'autres délits (pas seulement d'ordre idéologique mais aussi de droit commun) ont cru bon d'y recourir et ce au risque de leur vie. Deux d'entre eux soupçonnés d'être impliqués dans l'attaque de l'ambassade américaine ont succombé à cette privation volontaire de la nourriture et cette fin tragique ne devait pas dissuader les grévistes en attente d'être jugés. Bien au contraire. Il semble qu'ils nourrissent désormais l'idée que la grève de la faim est le seul moyen pour faire fléchir la puissance publique, d'autant que certains de leurs proches se sont joints au mouvement.

Comme si on était dans un pays de non droit

Grève de la faim des journalistes de Dar Assabah pour une presse libre.

Grève de la faim des journalistes de Dar Assabah pour une presse libre.

Certes, la grève de la faim dans les prisons ne date pas d'aujourd'hui, mais c'était sur un autre registre comme pour améliorer les conditions de détention, protester contre les sévices subis, réclamer un jugement équitable, dénoncer une accusation non fondée...

Dans le cas d'espèce, on est en présence de personnes paraissant ne pas mesurer la gravité des faits qui leur sont reprochés ou même ne pas assumer la responsabilité des actes au sujet desquels elles ont été arrêtées. Tout se passe comme si on était dans un pays de non droit, libre à chacun de faire ce que bon lui semble. Rien d'étonnant dans ces conditions à ce que les représentants des juges, à travers leur syndicat, lancent un appel de détresse pour prendre à témoin l'opinion sur la situation intenable à laquelle ils sont présentement confrontés. Ils ne doivent pas les seuls à en être inquiets. Le gouvernement, les membres de l'ANC, les acteurs politiques, les composantes de la société civile, certes à des degrés, en sont tous responsables. Ils doivent se ressaisir pour faire en sorte que la Justice soit réellement et effectivement indépendante des pressions extérieures, puisse accomplir sa noble mission en toute sérénité et quiétude et «rendre à César ce qui est à César».

Il y va de l'avenir de la démocratie dans notre pays.

* Professeur universitaire retraité.