Ce que Dégage veut encore dire en TunisieLa population prise à ses difficultés et voyant retarder la perspective d'élections stabilisatrices, en viendra-t-elle à rechercher désespérément une autorité ferme, compétente et juste pour faire «Dégager»?

Par Nadia Omrane

Avec une assurance presque moqueuse, son inévitable sourire aux lèvres, le chef du gouvernement Hamadi Jebali vient de décréter l'effacement du vocable «dégage» de tout langage protestataire. Fini, révolu, jeté aux oubliettes, cet impératif catégorique pourtant inscrit pour la postérité au lexique révolutionnaire universel! Comme un échos au Grand soir, en espéranto porteur de toutes les espérances, il a enchanté les matins du monde, de la Kasbah à la place Tahrir, des indignés de Madrid à ceux d'Occupy Wall Street et jusqu'aux blogueurs chinois. Ce verbe magique, porté en couverture de tous les livres sur les printemps arabes, de toutes les affiches des expositions les commémorant, dans tous les chants d'Intifada, restera à la révolution racontée aux enfants plus merveilleux que tout les commandements d'Ali Baba ou d'Alaeddine : «ken ya maken dégage»...

Légitimité révolutionnaire vs violence légitime

C'est à cette puissance épique, à ce souffle de l'histoire, que Hamadi Jebali s'attaque par son interdiction comminatoire. Il met ainsi fin à la légitimité révolutionnaire au nom de la violence qu'elle implique, jugée sauvage, alimentée par l'ignorance du droit et porteuse d'anarchie. C'est vrai, cette violence est antinomique de toute vie démocratique qui autorise l'expression politique pour peu qu'elle se fasse dans le cadre de la loi, pacifiquement.

Dans une démocratie seule s'exerce la violence légitime, celle de la police républicaine, par souci de l'ordre public et de la défense des institutions, pour la sécurité des citoyens et en situation de légitime défense.

Telles sont les justifications apportées par le chef du gouvernement aux interventions de la police dans le gouvernorat de Siliana. Mais aucune explication n'a été donnée sur les tirs à la grenaille effectués dans le dos et dans les yeux des manifestants, pas plus que sur les violations de nuit des domiciles attribuées à des policiers en cagoule.

Le chef du gouvernement a réitéré la liberté reconnue aux citoyens de s'exprimer, de manifester et de circuler dans le cadre de la loi. À l'exception des manifestations du 9 avril 2012 sur la répression desquelles la lumière n'est toujours pas faite, on peut reconnaître au gouvernement des égards démocratiques à condition d'ignorer le travail en sous-main effectué par des milices parallèles et autres ligues de protection de la révolution.

À la légitimité révolutionnaire, Hamadi Jebali oppose la légitimité électorale de son gouvernement. En effet, sorti des urnes par une série de truchements, car son «élection» s'est trouvée médiatisée par celle de l'Assemblée nationale constituante (Anc), le gouvernement actuel issu finalement d'un bricolage électoral, acceptable en l'état des lieux – «khir min blech» – est un gouvernement légitime.

Fort d'un million cinq cent milles suffrages, il a autorité sur huit fois plus de citoyens. Dans tout pays démocratique, un gouvernement s'appuie sur une majorité partisane absolue ou sur une coalition électorale majoritaire. C'est à peu près ce dernier cas chez nous, à condition que l'on prête consistance, cohérence et indépendance aux deux autres partis-croupions d'Ennahdha. Il se trouve que depuis plusieurs mois cette majorité se fissure et s'effrite.

«Dégage» prime sur le «j'y suis, j'y reste»

Le vrai problème cependant c'est qu'il ne s'agit que d'un gouvernement provisoire dans une phase de transition démocratique. Cette limite-là, le chef du gouvernement devrait l'avoir toujours présente à l'esprit et s'en trouver plus modeste : autorité en sursis, elle rend encore plus précaires et friables les autorités qu'elle délègue au niveau des gouvernorats et autres sous-préfectures. A fortiori, ce fusible qu'est le gouverneur est éjectable à tout moment quand la volonté populaire le désavoue : dégage prime donc sur le «j'y suis, j'y reste».

Et quand ce vendredi matin, en un suprême geste de dignité, cette population rabaissée par tant d'insultes et ignorée par tant d'indifférence, abandonne Siliana pour le laisser seul maître d'une ville fantôme, le gouverneur semble en tirer alors la leçon en démissionnant, retrait qui ridiculise davantage l'avertissement de Hamadi Jebali qu'il partira avant son lieutenant !

Affaibli par sa temporalité, la légitimité du gouvernement l'est encore plus par son absence de moyens. Le chef du gouvernement passe son temps à courir après les donateurs et à tenter de faire tomber dans son escarcelle les revenus de la vente de bouts de patrimoine, un morceau de ciel «ouvert» par ci, une clairière entre deux dunes par là, ou un gisement de gaz de schiste sur fond de nappe phréatique...

Avec si peu de ressource comment s'étonner qu'il y ait près de 20% de chômage dans le gouvernorat de Siliana, une infrastructure en décomposition, une agriculture à l'abandon, des carrières inexploitées, des dispensaires endettés et sans équipements et des enfants nu pieds !

Une gouvernance légitime rendue à l'état de noix creuse et sans poids réel ne vaut en fait que par ce qu'elle peut réaliser. Pourtant rentré d'un carrefour d'affaires, le chef du gouvernement ne paye que de mots une population pauvre entre les pauvres, et indignée qu'on oppose à sa colère légitime la légitimité républicaine souveraine d'un gouverneur, dont Hamadi Jebali dit lui-même qu'il ne sait pas à quoi il ressemble et qu'il n'a donc même pas reçu pour l'occasion.

Un bilan d'inconsistance et d'incompétence

Ce même vendredi, tandis que le subtil ministre Samir Dilou s'évertue à corriger les maladresses oratoires de ses coéquipiers, on écoute avec compassion le ministre du Développement régional égrener une liste de mini-projets à Siliana pour une enveloppe de 90 millions de dinars ! Faudra-t-il reprocher à une gouvernance ce bilan d'inconsistance et d'incompétence? Non, si l'on met en cause la crise, handicap pour tout le monde. Oui, si l'on souligne la confiance que cette gouvernance ne suscite plus et qui est pourtant le grand levier de la croissance.
In extremis, les autorités actuelles semblent s'ouvrir à d'autres forces politiques, premier pas vers une collaboration.

Dans une allocution bien tardive, le chef de l'État, dans un constat d'échec, en appelle aussi à un mini gouvernement d'experts ! Trop peu et trop tard? Le soulèvement populaire de Siliana amorce une autre logique plus radicale, dans une sorte de second souffle révolutionnaire des forces sociales progressistes, à l'abri desquelles des courants moins recommandables pourraient se tapir. Des accusations de soudoiement et de complot pleuvent, sans preuves.

En ce vendredi 30 au soir, tandis que d'autres foyers s'embrasent et que l'armée tente de prendre position à Siliana dans une controverse avec la police, tandis que le président de la république allume aussi son propre incendie au sommet de l'État, la population prise à ses difficultés, lasse d'être abusée et voyant retarder à n'en plus finir la perspective d'élections stabilisatrices, en viendra-t-elle à rechercher désespérément une autorité ferme, compétente et juste pour faire «Dégager»?

Source : ''Alternatives Citoyennes''.