Les dirigeants d'Ennahdha sont confrontés à la défiance que désormais leur exprime leur électorat populaire fortement tenté de les renvoyer aux vestiaires en leur retirant cette légitimité qui leur sert de ligne de défense.
Par Mohamed Ridha Bouguerra*
Les événements qui se déroulent depuis mardi 27 novembre à Siliana et, surtout, depuis que les forces de l'ordre ont utilisé des balles de chevrotines pour disperser les manifestants, ont obligé les principaux ténors du parti Ennahdha à prendre publiquement la parole. Or, il est malheureux de constater que c'est toujours la même antienne que l'on nous sert chaque fois que l'action du gouvernement de la Troïka se trouve contestée par de larges couches de la population.
Autisme et fuite en avant des Nahdhaouis
Ainsi, on pourrait expliquer tous les propos entendus, jeudi 29 novembre, par une inquiétante tendance à l'autisme de la part des plus hauts responsables du parti conservateur religieux. Il est ainsi inutile de chercher la moindre autocritique ou remise en question du travail gouvernemental dans les déclarations du Premier ministre ou dans celles de son collègue de l'Intérieur. Encore moins quand il s'agit d'examiner les graves accusations proférées par un va-t-en-guerre comme Habib Ellouze ou un colérique comme Sahbi Atig, président du groupe Ennahdha à l'Assemblée nationale constituante (Anc). Sans oublier ici le diagnostic de la situation établi par Ameur Laârayedh, président du bureau politique du même parti, au cours d'une conférence de presse, le jeudi 29 novembre.
Tous pratiquent ici la fuite en avant au lieu de proposer des remèdes concrets à la situation sociale et économique catastrophique que vivent plusieurs régions défavorisées à l'intérieur du pays. Il y a chez tous ces dirigeants comme une obstination à nier la réalité et une rigidité tant dans le langage utilisé que dans le comportement. Car comment qualifier autrement la fin de non recevoir opposée par le Premier ministre au limogeage du nouveau gouverneur de Siliana réclamé par les habitants? Le Premier ministre n'est-il pas allé, dans un premier temps avant de se rétracter ensuite, jusqu'à mettre son propre poste dans la balance en pronostiquant: «Le gouverneur restera en place et je partirai sans doute avant lui»? N'a-t-il pas déclaré que le fameux «Dégage» de la révolution du 14 janvier 2011 est désormais hors-la-loi et n'a plus de raison d'être? Minimisant la grogne populaire qui se fait entendre dans les régions, le Premier ministre n'a-t-il pas refusé de concéder la moindre concession en justifiant la nécessité du maintien de l'équipe gouvernementale en place par la légitimité que lui a accordée le scrutin du 23 octobre 2011? Campant sur une position qui s'accorde si mal avec les circonstances, il avance que seules les élections à venir seront capables de changer la donne sur le plan politique.
Une totale méconnaissance des urgences
Autant recommander la patience aux foules en colère et à tous ces assoiffés d'égalité, de dignité et de justice sociale alors que leur patience, précisément, a été mise à rude épreuve durant la longue année sans pain qui a suivi les promesses trop généreuses qui leur ont été faites avant les dernières élections!
Parler ensuite de discussions à engager entre les parties et forces politiques en présence, c'est inconsciemment faire preuve d'une réelle cécité politique et avouer une totale méconnaissance des urgences qu'appelle une situation aussi explosive que celle que nous traversons!
Sahbi Atig, lui, ainsi que ses «frères», met en pratique, au figuré s'entend, l'adage populaire immortalisé par Molière, qui dit «Qui veut noyer son chien l'accuse de la rage»! En effet, loin d'exprimer la compassion qu'un élu du peuple doit aux blessés, M. Atig taxe l'émotion d'un représentant de la région, actuellement en ébullition, de «larmes de crocodile» et de manœuvre pour tromper l'opinion publique. Il n'a pas hésité, en outre, à reprocher, avec virulence, aux élus de l'opposition à l'Anc ainsi qu'à certains éléments «corrompus» au sein de l'Ugtt, la politisation des événements actuels. Aggravant davantage encore son cas, si cela se pouvait, il a osé nous menacer d'un chaos semblable à celui dans lequel se débat depuis des années la Somalie au cas où la confiance était retirée à son parti. A l'entendre, en dehors d'Ennahdha, il n'y aurait point de salut pour le pays ! Indigne chantage et honteuse suffisance! Quelle injure encore à la classe politique tunisienne! Quelle drôle de conception de la transition démocratique, enfin !
Les autoproclamés gardiens infaillibles de la révolution
Quant à Ameur Lârayedh, signalons, d'abord, que son patriotisme ne va pas jusqu'à lui permettre d'accompagner les membres de la Constituante qui ont entonné l'hymne national. Il ne l'autorise pas non plus à respecter notre chant patriotique, comme l'exige la tradition, en se levant à l'instar de la plupart des élus, exception faite, cependant, de certains autres représentants nahdhaouis.
Il faudrait ajouter, néanmoins, que Ameur Lârayedh se considère comme un révolutionnaire pur et dur qui s'est donné pour mission sacrée de protéger la révolution d'une vague et insaisissable contre-révolution à qui il impute tous les déboires que connaît actuellement le gouvernement guidé par Ennahdha!
Dans le même rôle de gardien infaillible de la révolution, nous trouvons Habib Ellouze pour qui la contre-révolution s'incarne dans le militant Chokri Belaïd, ancien informateur de la police de Zaba, toujours selon le dirigeant nahdhaoui ! Ajoutant la diffamation d'un homme politique et résistant à la dictature comme Chokri Belaïd à l'insulte envers les habitants du gouvernorat de Siliana, le pieux et digne représentant d'Ennahdha à la Constituante, affirme que Nida Tounes a largement monnayé des trublions pour qu'ils attaquent les forces de l'ordre. Celles-ci, ajoute notre homme, n'ont fait que se défendre avec simplement de la chevrotine et non, Dieu merci, avec des balles réelles! Les jeunes qui risquent de perdre la vue devraient ainsi, si l'on a bien compris M. Ellouze, remercier le ministre de l'Intérieur qui s'est borné à les laisser infirmes pour le restant de leurs jours à défaut de leur ôter la vie!
Finalement, toutes ces déclarations, les unes plus ahurissantes que les autres, traduisent, en réalité, l'absence d'un véritable sens politique chez nos dirigeants enfermés dans leurs certitudes inébranlables, accrochés au pouvoir comme un naufragé à une planche pourrie et convaincus d'être constamment entourés de comploteurs.
Elles nous disent aussi leur désarroi face à la défiance que désormais leur exprime leur électorat populaire fortement tenté de renvoyer aux vestiaires à ces prétendus révolutionnaires en leur retirant cette légitimité qui leur sert d'unique ligne de défense. Elles nous font craindre, enfin et surtout, pour la poursuite du processus politique, les tentations antidémocratiques auxquelles pourraient céder un parti de plus en plus isolé et désavoué par ses électeurs et dont le comportement actuel prouve manifestement qu'il redoute déjà les élections à venir.
Au fait, les prochaines élections, c'est pour quand?
* Universitaire.