La démocratie promeut le détour par les institutions plutôt que la facilité du slogan ou, pire, le caractère autoritaire du geste, du doigt impérieux pointé dans la direction du désir auquel les autres doivent se plier: «Dégage!»
Par Jamila Ben Mustapha*
Je vais me risquer à dire ce que me suggère cette fameuse expression populaire française à laquelle les foules tunisiennes, en l'adressant au dictateur, ont donné un poids et une densité appelés à être retenus, non seulement, par l'Histoire nationale, mais, peut-être, aussi, mondiale, même si un consensus existe sur sa nécessaire valorisation comme étant un des termes fétiches des événements du 14 janvier.
Il est, à ce propos, toujours intéressant de prendre le risque d'aller, à rebrousse-poil, contre une position dominante. La langue de bois peut, après tout, exister dans un sens comme dans un autre, soit, pour justifier l'ordre établi, ou pour le soumettre à une critique inconditionnelle et systématique. L'originalité et le progrès intellectuel ne peuvent être que le produit d'une démarche solitaire, souvent désapprouvée.
Ce terme, en ce qui me concerne, m'a toujours quelque peu, effrayée, moi qui ai été nourrie de maïeutique socratique, sur les bancs de l'université. Puisque l'actualité l'a mis au devant de la scène, ces jours-ci, l'occasion m'est donnée d'essayer de formuler les raisons de ce malaise.
Quand il a été prononcé contre l'ancien président, les raisons qui justifiaient son emploi étaient tellement évidentes qu'on n'avait pas besoin de faire un dessin ou, mieux, de les justifier par un discours. Mais quand les foules s'en sont emparées, ensuite, pour le hurler devant n'importe quel responsable dont la tête ne leur revenait pas, nous pouvons, en toute légitimité, nous qui voulons construire une démocratie, nous sentir, tout de même, inquiets.
En quoi ce mot peut-il être insatisfaisant? Il l'est, bien sûr, par son caractère rapide, se présentant comme une expression concise, autonome, qui se suffit à elle-même, une sorte d'argument-massue, un terme condensé jouant, à la fois, le rôle de démonstration et de conclusion, lui qui ne devrait être que le point ultime d'un processus; c'est, aussi, un «mot-geste», ce que les linguistes appellent «un performatif», c'est-à-dire une expression verbale qui est l'exact équivalent d'un acte. Mais, étant expéditif, il a l'inconvénient d'être arbitraire.
Or l'arbitraire, l'acte subjectif, non autorisé par les institutions n'est-il pas une des caractéristiques de l'absolutisme? En s'en emparant, la foule n'a-t-elle pas été contaminée par la mentalité du despote, l'attitude dictatoriale, d'individuelle, devenant, alors, collective? Prononcé pour mettre fin à un régime et continuant à être utilisé aux premiers temps d'un autre, n'a-t-il pas l'inconvénient de pécher par son caractère sommaire, rudimentaire?
Et l'argumentation qui justifie toute prise de position et lui donne l'unique et le meilleur des fondements, la rendant légitime, n'est-elle pas le préalable à toute action, dans une démocratie? Le mot «Dégage!» peut rappeler la parole du roi-soleil Louis XIV affirmant superbement «C'est légal parce que je le veux!» ou la tyrannie d'un enfant – envers sa mère – au vocabulaire pauvre, lui donnant des ordres par le biais de mots-phrases.
La démocratie comme la civilisation promeuvent le détour – par les institutions, le langage – plutôt que la voie directe, l'élaboration laborieuse des idées, plutôt que la facilité du slogan ou, pire, le caractère autoritaire du geste, du doigt impérieux pointé dans la direction du désir auquel les autres doivent se plier. Serions-nous un peuple encore balbutiant à l'orée de son âge démocratique?
Des lecteurs à l'avis divergent, j'ose attendre des arguments, plutôt que la formule, devenue consacrée, d'une foule en colère, mon grand atout étant de ne posséder aucun pouvoir autre que celui du verbe!
* Maître de conférences.