Tunisie : Forces de l’ordre ou police citoyenne

Dans un contexte de bouillonnement et d'effervescence de tout le corps social, pour ne pas dire de tensions exacerbées, chaque jour amène son lot de «que faire?»

Par Hédi Sraieb*

 

Rompre avec un régime et ses pratiques, et s'engager dans la construction d'un nouvel Etat de droit démocratique est chose bien plus complexe qu'il n'y parait au premier abord. L'essentiel des forces politiques sorties de cette révolution s'était imaginées et avait même fini par convaincre le peuple dans ses différentes composantes, qu'un processus de transition illusoirement baptisé «démocratique», ponctué d'élections «libres», conduirait par étapes successives à la création d'une deuxième république.

Nous en avions tous accepté l'augure, conservateurs comme progressistes, sceptiques comme convaincus, que petit-à-petit et graduellement, le cheminement apaisé conduirait vers cette nouvelle société et son Etat nouveau.

Au cœur de ce malaise, la question de la sécurité

Dans l'imaginaire du moment, le référentiel partagé par beaucoup était celui de la chute des dictatures du bloc soviétique et l'instauration d'un régime démocratique à l'image de la révolution de velours ou orange des pays de l'est.

La violence policière reprend de plus belle.

La violence policière reprend de plus belle.

 

 De fait la logique institutionnelle a pris le pas, pendant un temps, sur la logique révolutionnaire, comme en témoigne le syndrome de l'écriture pacifiée d'une page blanche constitutionnelle et la soudure-suture de la fiction d'un gouvernement provisoire.

C'était faire peu de cas de toutes les forces libérées par cette même révolution sur fond de questionnement de toute une société sur elle-même: idéal islamiste pour les uns, idéal séculariste pour les autres. Fausses et vraies interrogations s'entremêlent encore, de manière inextricable, sur fond de lassitude croissante, quand ce n'est pas d'exaspération rageuse.

Cette transition dite démocratique se révèle pour ce qu'elle est vraiment : un entre-acte, une parenthèse au cœur d'un processus de révélation, de mise à jour, de divulgation de toutes les turpitudes d'un corps social et de ses affres... dont les ligues séditieuses ou mafieuses ne sont qu'un sous produit.

L'apparent consensus cède de nouveau devant les divisions et les affrontements inévitables, mais que l'on croyait cantonnés, circonscrits et par là pacifiés au seul débat démocratique de la confrontation des idées. Un leurre!

Manifestation le 22 octobre 2012 devant le ministère de l'Intérieur pour dénoncer la violence politique. Ph. Mohamed M'Dallah

Manifestation le 22 octobre 2012 devant le ministère de l'Intérieur pour dénoncer la violence politique. Ph. Mohamed M'Dallah

Au cœur de ce malaise, ré-émerge de nouveau, la lancinante question de la sécurité. Les nouvelles peurs pas si éloignées des plus anciennes, ne cessent de se retourner vers la police, son rôle, sa présence, oubliant au passage que ce corps constitué n'est jamais lui aussi qu'à l'image de toute la société. Tantôt servile tantôt civique, tantôt hésitant à s'interposer, tantôt aveuglément répressif, voilà bien l'état réel de cet appareil d'Etat... tout aussi en crise.

Révocations, nominations et recrutements partisans

Aux dires de caciques de l'ancien régime comme à ceux des fraichement convertis à l'étatisme ambiant de notre société, les forces de police – qui, comme chacun sait, ont la charge de la sécurité et de la protection des bien et des personnes –, ont de facto le monopole de la violence légitime du maintien de l'ordre. Resterait cependant à définir ce que devrait être l'ordre social et la stabilité par le respect des lois, mais alors lesquelles?

Alors chacun y va de son idée de réforme: la refonte de la formation professionnelle des différents corps, la réorganisation de la chaine de commandement, l'amélioration du matériel et des équipements.

Le ministre actuel, pourtant «provisoire» ne tarit pas de propositions qu'il voudrait d'ailleurs voir adopter dans les meilleurs délais, tout en procédant dans le plus grand silence à des révocations-nominations et à des recrutements, pour le moins, à forte coloration partisane. Mais trêve de polémique et de stérile procès d'intention, car il y a bien plus grave!

Quatre corps de police dans un mouchoir.

Quatre corps de police dans un mouchoir.

C'est la conception même, essentialiste et fonctionnaliste – par ailleurs, partagée par beaucoup d'autres –, de ce que devrait être la police qui fait manifestement problème!

Elle est encore et toujours conçue comme une force d'intervention répressive des débordements, individuels ou collectifs, vis-à-vis de la norme de la légalité. Le soulèvement des populations de Siliana est, à cet égard, édifiant et exemplaire à plus d'un titre.

Le ministère public actuel, et les forces qui le soutiennent, justifient la féroce répression policière par le non respect de la loi, autrement dit par les atteintes au «prestige» de l'Etat, à ses représentants et à ses bâtiments.

Je ne suis, hélas, pas tout-à-fait sûr, et tout compte fait, que d'autres n'auraient pas agi de la sorte, à la disproportion près. La succession de gouvernements depuis le 14 janvier 2011 est également riche en épisodes du même genre, mais sans doute pas avec la même intensité. Admettons-le.

Entre la vie qui s'insurge et la loi qui défend

Reste qu'une des questions centrales soulevées par cette révolution revient de manière récurrente: Où est le droit entre la vie qui s'insurge et la loi qui défend? Qui des deux doit se plier à l'autre? Tout est là.

Alors on peut se prendre à rêver d'une autre police citoyenne ! N'est-ce pas le propre des révolutions que d'inventer de nouvelles solutions, d'instaurer de nouvelles pratiques en attendant l'hypothétique changement des mentalités?

Une police préventive, une police de proximité, une police certes toujours crainte, mais appréciée. Les exemples ne manquent pas. Le «bobby» qui fait la fierté du Royaume-Uni, les hirondelles de l'ilotage français... Il y a là matière à réflexion.

Et pourquoi pas une police «désarmée»? Romantisme révolutionnaire anachronique et désuet, diront beaucoup, face à la montée de la petite comme de la grande délinquance, des bandes factieuses et mafieuses. C'est pourtant bien dans cette direction qu'il faudrait œuvrer, celle d'une présence, tout à la fois, rassurante et dissuasive, préventive comme curative.

La police encadre la manifestation sur l'Avenue Bourrguiba à Tunis. Ph. Mohamed M'Dallah

La police encadre la manifestation sur l'Avenue Bourrguiba à Tunis. Ph. Mohamed M'Dallah

La Sicile, haut lieu du grand banditisme, n'a-t-elle pas réussi, à briser la loi de l'omerta et un tant soit peu réduit les exactions quotidiennes de la Cosa Nostra, par une justice assainie, et une police ayant réinvestie le terrain au quotidien. Le village même des Corléone a vu ses terres confisquées et désormais exploitées par une coopérative agricole.

Sur cette question comme sur d'autres, la symbolique a toute son importance, et l'on devrait pouvoir compter sur des élites politiques qu'elles cessent tout d'abord d'instrumentaliser un appareil déjà bien malade, puis s'atteler à la reconstruction d'un corps plus proche des soucis quotidiens de ses concitoyens. Il n'est tout de même pas si vieux le temps où durant toute une période notre police s'était forgée une solide réputation, de part sa forte présence au sein des populations, de ne jamais laisser impuni un crime. La rubrique des faits divers de nos journaux en était pleine. Douce utopie, béate d'angélisme, sûrement pas ! Manifestement la police serait bien mieux occupée à juguler les trafics et à arrêter les spéculateurs, plutôt que de courir derrière les petites gens... les pénuries et l'indice des prix en témoignent !

Mais voilà nous n'en sommes pas là.

* Universitaire.