Le chef du gouvernement a déclaré, à propos de l'affaire de Siliana, qu'il partirait avant le gouverneur dont la population de cette région exigeait le départ. Les Tunisiens devraient le prendre au mot!
Par Abderrahman Jerraya
D'aucuns s'accordent à dire que le gouvernement Jebali était mal parti. Formée d'un assemblage hétéroclite et contre-nature entre trois partis parmi les principaux vainqueurs des élections du octobre 2011, cette coalition ou troïka portait en son sein les germes de la suspicion, de la mésentente et de l'inefficacité. D'autant que Ennahdha, de loin le parti dominant, s'est taillé la part de lion en accaparant tous les ministères régaliens, ne laissant que quelques strapontins à ses co-équipiers.
Un butin à se partager entre proches, parents et amis
Ce faisant, et contrairement à ses multiples déclarations, il a tourné le dos, ipso facto, à l'esprit de consensus, à toute participation éventuelle de ses adversaires politiques et encore moins à la formation d'une équipe gouvernementale d'union nationale qu'exigeait la période de transition. Qui plus est, considérant sa victoire auxdites élections comme un butin à se partager entre proches, parents et amis, il a constitué un gouvernement si pléthorique qu'il donnait l'impression de servir davantage à récompenser le plus grand nombre possible de ses partisans qu'à chercher une quelconque efficacité, une quelconque cohérence, une quelconque efficience dans le traitement des problèmes auxquels le pays ne cessait d'être confronté.
C'était là à ne pas en douter, une hérésie flagrante en matière de bonne gouvernance. D'autant que la Tunisie était en mal de liquidités, frisant la banqueroute, concomitante d'une érosion sans précédent du pouvoir d'achat des citoyens et d'une marginalisation croissante des mal-logés et des mal-nourris.
La politique des effets d'annonce et des déclarations d'intention
Les faux-pas de ce gouvernement provisoire ne s'étaient, hélas, pas arrêtés là. Imbu de sa légitimité quoique toute relative, assuré d'une majorité confortable qui lui était inconditionnelle à l'Assemblée nationale constituante (Anc), il n'avait de cesse de se montrer arrogant, rigide, suffisant. Sans compter les effets d'annonce et les déclarations d'intention qui lui servaient, semble-t-il, de leurres pour gagner du temps, décrisper une situation trop tendue, calmer des demandes trop pressantes. Mais point de mesures concrètes visant à la fois à assainir la scène politique et restaurer la confiance et la sécurité au plan économique et social.
Pratiquement tous les dossiers urgents sont en attente d'être dépoussiérés et examinés tels que ceux relatifs à la Justice, aux médias, à la justice transitionnelle, à la relance de l'emploi.
Il ne fallait pas plus pour qu'un sentiment de malaise, de mécontentement, de frustration, voire de défiance s'empare de différentes couches de la société, les plus démunies notamment. Si bien qu'à l'approche de la date fatidique du 23 octobre 2012, 1er anniversaire des premières élections libres et démocratiques jamais organisées en Tunisie, le pays était au fil du rasoir, proche de l'implosion.
Pour désamorcer la crise, il a fallu la déclaration de la troïka, proposant un agenda avec préparation de textes y afférents, en vue d'organiser les prochaines échéances électorales. Mais plus d'un mois après, presque rien n'a été fait dans ce sens. L'Anc, censée en être le maître d'œuvre, offre un spectacle des plus affligeant, étant paralysée par des querelles de clocher à ne pas en finir, et par des comportements de certains élus pour le moins irresponsables, voire répréhensibles (fraudes électorales, absences répétées ...). Tout se passe comme si elle n'était pas tenue du respect des échéances, de rendre compte au peuple, de se focaliser sur la chose pour laquelle elle a été élue et non sur des questions conjoncturelles, qui plus est, sont sources de dissensions, de querelles et de perte de temps. A telle enseigne que le chef du gouvernement s'est permis d'adresser une mise en garde à ladite Anc. Un monde à l'envers, quoi!
Le pathétique aveu d'échec du président Marzouki
Quant au président provisoire de la république, il a pointé du doigt le gouvernement dont il est la clé de voûte et cela à 2 reprises. La 1ère à l'occasion de la cérémonie de recueillement organisée à la mémoire des naufragés au large de Lampedusa, au cours de laquelle il s'est adressé au peuple en ces termes : «Nous avons tous échoué à donner de l'espoir à ces désœuvrés, paumés et oubliés qui n'avaient plus pour perspective que de quitter le pays et de prendre la mer au risque de leur vie».
La seconde à la suite des événements tragiques survenus dernièrement à Siliana où il n'a pas hésité à donner le coup de grâce à ce même gouvernement en proposant tout bonnement son remplacement par une équipe restreinte formée de technocrates et en prenant pratiquement siennes les revendications de l'opposition. Pour être un aveu d'impuissance et d'échec, il n'en était pas moins pathétique!
Expéditions punitives à l'encontre de l'opposition
Sur un autre registre et pour ne retenir ici que la dimension sécuritaire, force est de constater que la violence est en passe de devenir le seul moyen pour faire taire les contestataires de tous acabits.
Elle peut être utilisée par le gouvernement en cas de nécessité et c'est son droit le plus légitime. Mais pas seulement...
Des bandes venant de je ne sais d'où, dénommées pompeusement «ligues de protection de la révolution» s'arrogent le droit de lancer des expéditions punitives à l'encontre qui de personnes, qui de partis politiques, qui d'Ong connus pour être assez critiques à l'égard du gouvernement. Leur première apparition spectaculaire fut illustrée lors des manifestations du 9 avril 1912 qui devaient être pacifiques, bon enfant, mais vite transformées en affrontements violents, à la suite de l'intrusion de ces bandes parmi les manifestants, en leur assénant coups et blessures. Face à l'émotion et au mécontentement que cela avait suscité dans l'opinion, l'Anc a recommandé la mise en place d'une commission d'enquête. Mais apparemment, celle-ci n'a jamais vu le jour.
Depuis, les agissements de plus en plus musclées desdites ligues ne cessent de faire parler d'elles. Tout un chacun a gardé en mémoire, en particulier, leur forfait horrible perpétré contre Lotfi Naghd, représentant de Nida tounes à Tataouine, avec lynchage et mort subséquente. Sans compter l'attaque toute récente qui a pris pour cible le siège de l'Ugtt. Sans mobiles apparents, les membres de cette «ligue» ont investi, manu militari, la place Mohamed Ben Ali, siège de l'Ugtt, et passé à tabac les personnes s'y trouvant, en s'acharnant plus particulièrement sur quelques hauts responsables syndicaux présents. Et cela lors de la préparation de la cérémonie de recueillement et de commémoration en souvenir du 60e anniversaire de l'assassinat du père fondateur de l'organisation syndicale, symbole de la résistance à toutes formes d'oppression et de sujétion.
La politique des deux poids deux mesures
A voir se répéter ces scènes de violence et de terreur faisant fi d'une société organisée et civilisée, l'on est en droit de se demander où est l'Etat garant de la sécurité de tous les citoyens? Où sont les forces de l'ordre dont la mission et la raison d'être sont de protéger les personnes dans leur intégrité physique et morale?
C'est oublier que le gouvernement dirigé par Ennahdha nous a habitués à la politique des 2 poids 2 mesures. D'un côté, indulgence et laxisme à l'égard des «ligues de protection de la révolution», qui ont pris, semble-t-il, le relais des extrémistes religieux, et de l'autre, fermeté, manière forte et arrestation à l'encontre des artistes, des journalistes, des créateurs et notamment des demandeurs d'emploi, des laissés-pour-compte qui parfois sont acculés à porter atteinte à l'ordre public et aux symboles de l'autorité pour se faire entendre (barrages sur les routes, saccage de postes de police, séquestration de hauts responsables administratifs...).
Il est clair que c'est le traitement sélectif des troubles de l'ordre public qui est à l'origine de l'exaspération des tensions sociales et de l'impasse dans laquelle s'est trouvé piégé le gouvernement. Celui-ci n'a d'autre choix que rendre son tablier. Son chef n'a-t-il pas déclaré à propos de l'affaire de Siliana qu'il partirait avant le limogeage du gouverneur dudit district? Vous savez, monsieur le chef du gouvernement, les Tunisiens quelque peu avisés ont appris à prendre leurs dirigeants au mot!