Ce sont bien le refus de la négociation, de l'écoute de l'Autre et du dialogue qui ont fait rater à Ennahdha les nombreuses chances et les innombrables mains tendues qui auraient pu assurer le sauvetage du pays.
Par Moncef Dhambri*
Rached Ghannouchi, mercredi, est venu abattre sur la place publique les dernières cartes, ou peut-être les avant-dernières cartes, du jeu d'Ennahdha. Peu importe la chronologie de cette lamentable fin de parcours nahdhaouie, ce que nous retenons c'est la dramatique descente en enfer du président des «islamo-démocrates» qui, sans gène aucune, a décidé de prendre pour cible l'Union générale des travailleurs tunisiens (Ugtt), accusant cette dernière de semer le trouble, de jouer le jeu politique dangereux des défaits du 23 octobre 2011, de comploter, bref, de se disqualifier.
Rien ne leur a réussi
Ce dernier «coup de gueule» du patriarche nahdhaoui porte ainsi la tension sociale et politique à un cran jusqu'ici inimaginable. Et cela peut faire craindre le pire. Aux abois, Ennahdha risque de choisir de plus en plus de tirer sur tout ce qui bouge, sur tous ceux qui s'opposent à ses choix, voire également sur ceux qui, pour l'instant atterrés ou dubitatifs, ont choisi de s'abstenir et de garder le silence.
Le danger réside donc dans cette attitude tout à fait suicidaire des dirigeants nahdhaouis: puisque, en dix ou onze mois de pouvoir, rien ne leur a réussi et leurs incapacités à mener les affaires du pays ne sont plus à démontrer, ils pourraient décider de se donner la mort et tenter de traîner dans le sillage de leur autodestruction tout ce qui reste de la Tunisie révolutionnaire et tous les Tunisiens.
En lieu et place de la présentation d'un mea culpa civilisé et réellement démocrate, en lieu et place d'un aveu franc et clair de ses faiblesses et de ses incompétences à servir le pays, Ennahdha a ainsi opté pour les attaques frontales et la rupture totale, puisque l'arrogante «légitimité électorale» des «hommes honnêtes qui craignent Dieu» n'a plus convaincu.
En lieu et place d'un bilan sincère de ce que l'équipe de Hamadi Jebali a tenté d'entreprendre et qu'elle n'a pas réussi à réaliser ou qu'elle a gâché, M. Ghannouchi, devant un parterre nombreux de journalistes, a déclaré la guerre à l'Ugtt, elle qui, souvenons-nous il y a moins de deux mois, avait lancé l'initiative du dernier recours, une planche de salut qui aurait pu réunir toutes les bonnes volontés du pays, les hommes et femmes qu'anime uniquement le souci de servir de la meilleure manière l'intérêt suprême de la Tunisie.
Or, Ennahdha, attelée à ses associés du CpR et d'Ettakatol, a préféré faire cavalier seul et, en somme, torpiller les efforts de Houcine Abassi, de ses amis syndicalistes et de tous ceux qui ont voulu substituer à la «légitimité électorale» vidée de tout sens une «légitimité consensuelle» plus saine et plus crédible, car plus fédératrice en cette étape de transition démocratique et face aux prolongations que nous impose une Constituante qui se presse lentement.
Ils ont tout désappris
Comment peut-on expliquer cette démarche folle et furieuse de M. Ghannouchi et de ses disciples nahdhaouis qui jouent ainsi leur va-tout?
Il s'agit, en réalité, une tragique réalité, d'un groupe d'hommes et de femmes qui constatent, chaque jour encore plus, la faillite de leur rêve de grandeur. Eux que le hasard du bulletin de vote du 23 octobre a choisi pour gouverner, eux qui, pendant leurs longues années d'exil, de prison et de répression, ont tout désappris du dialogue, de la modestie, de la générosité et du partage.
Aujourd'hui, donc, ils sont bien obligés de reconnaître que la politique est un talent qu'ils ne possèdent pas, que la démocratie est un art dont ils ne maîtrisent pas les plus élémentaires rudiments et que la modernité et la laïcité ne sont pas des inventions de Satan.
Face à ce désastreux constat, face à leurs multiples échecs, à la perte de tous leurs repères et à leur popularité usée jusqu'à la corde, les Nahdhaouis ont choisi la fuite en avant, le discours brutal et la manière forte et assassine.
Cette course effrénée qui mène Ennahdha droit dans le mur et tout le pays avec lui, et qui risque, à coup sûr, de nous faire regretter le 14 janvier 2011, est le fait de la convergence d'un certain nombre de facteurs.
Tout d'abord, l'affolement dont les dirigeants d'Ennahdha ont fait preuve depuis leur accession au pouvoir est le résultat d'un complexe de persécution. Deux décennies ou un demi-siècle de répression ont nourri chez les hommes et les femmes nahdhaouis une peur viscérale du voisin, même lorsque ce dernier est tunisien et musulman. Même s'ils ont été libérés par la Révolution du 14 janvier, s'ils ont été généreusement récompensés par les élections à la Constituante – cette manne d'Allah! – et qu'ils se sont bien installés au pouvoir, les Nahdhaouis éprouvent toujours le plus grand mal à se débarrasser de leur délire de persécution. Leur entêtement, leur arrogance, leur refus du dialogue, leur intransigeance et leur violence sont les preuves que ces hommes et ces femmes ne sont jamais arrivés à effacer leur douloureuse expérience de l'oppression.
Rejet de l'Autre
Ce manque d'assurance génère bien évidemment un manque de confiance en autrui, un sentiment de suspicion qui rend impossible tout commerce humain et tout échange «civilisé» et moderniste avec les Nahdhaouis.
Leur fidélité à un certain islam, toutes leurs interventions télévisées ou autres qui commencent toujours par la «basmala», leur tache frontale et leur «assalamou alaïkom» téléphonique sont peut-être des détails insignifiants et anecdotiques de la vie quotidienne, mais elles représentent toutes des distances que les Nahdhaouis souhaitent mettre entre eux et les autres, pour se protéger de la malveillance et la mécréance...
Cette fâcheuse tendance à rejeter les valeurs de l'Autre, cette malheureuse obstination à n'en faire qu'à leur tête et leur instinct quasi-nihiliste à faire le vide autour d'eux-mêmes ont donné naissance chez les Nahdhaouis cette quête obsessionnelle du pouvoir et cette volonté maladive de le garder à tout prix. Cela leur a coûté, à plusieurs reprises, la perte de confiance, la colère et presque le divorce d'avec leurs alliés de la Troïka, et ils ne semblaient pas y pouvoir grand-chose. Cela leur a valu, un nombre incalculable de fois, de terribles parties de bras-de-fer avec une opposition partisane, associative ou autres, et ils ne semblent jamais regretter de se retrouver ainsi isolés, animés qu'ils sont par leur conviction d'être les détenteurs de vérités absolues, sacrées et, donc, indiscutables.
Ce sont bien ce refus de la négociation, ce refus de l'écoute de l'Autre et du dialogue qui ont fait rater à Ennahdha les nombreuses chances et les innombrables mains tendues qui auraient pu assurer le sauvetage du pays.
A présent, face à toutes leurs faillites, face au naufrage du navire révolution et face à la montée en puissance du Nida Tounes de Béji Caïd Essebsi et les rangs serrés de l'opposition, les Nahdhaouis, suicidaires, fourbissent les armes, tirent, blessent, aveuglent et tuent....
Les kamikazes nahdhaouis, leurs milices des Ligues de la protection de la révolution et leurs frères salafistes sont prêts, si les urnes ne leur accordent un nouveau mandat quinquennal, à se soulever et à prendre le pouvoir par la force.
Quoiqu'ils puissent prétendre, leur «structure mentale», leur idéologie et leur stratégie leur dicteront toujours de vouloir gouverner seuls et de ne jamais accepter l'alternance.
Je n'ai rien contre Ennahdha, je souhaite tout simplement qu'elle soit dans l'opposition.
* Universitaire et journaliste.