Ennahdha n'a rien compris des intentions de l'Ugtt, de la situation dans pays, ni même du discours «décisif» de son allié Moncef Marzouki dans lequel il voulait revoir la mauvaise copie nahdhaouie.
Par Moncef Dhambri*
Ennahdha n'a pas fini de nous surprendre par l'étendue de son inexpérience. La dernière en date des preuves de son approche artisanale des affaires du pays consiste à bricoler un argument de petit écolier pour répondre à la contre-offensive de l'Union générale des travailleurs tunisiens (Ugtt).
Sur tous les plateaux de télévisions, sur les ondes des radios et dans les colonnes de la presse écrite, les dirigeants nahdhaouis et leurs associés de la Troïka s'évertuent, ces derniers jours, à expliquer à qui veut les écouter que l'Ugtt est coupable de «crime de la politisation».
Essayons de traduire cette niaiserie: l'organisation syndicale, qui n'a besoin de personne pour faire l'apologie de son parcours historique, ni de présenter le palmarès de ses conquêtes, de ses combats ou ses victoires, se serait, aux yeux de la réaction nahdhaouie, disqualifiée en décrétant un jour de grève nationale, le 13 décembre prochain.
Une autre gaucherie impardonnable
Essayons de prendre les Nahdhaouis par la main, sans prétention professorale aucune, pour leur expliquer les rudiments du jeu politique et les renvoyer aux classiques de la lutte syndicale.
Rached Ghannouchi et Houcine Abassi; le courant n'est jamais passé entre l'Ugtt et Ennahdha.
Sous d'autres cieux, proches et lointains, les partis de gauche et de droite ont depuis très longtemps appris la leçon qu'un syndicat joue tout normalement un rôle politique. Cela peut faire grincer certaines dents, chez nous comme ailleurs, mais tout le monde sait que la Cgt française, le Tuc britannique et l'Afl-Cio américaine, pour ne citer que quelques exemples connus, ne se sont jamais privés de ce droit du jeu politique. Et la raison de cet engagement est toute simple: il est impossible théoriquement et pratiquement de séparer les considérations économiques, sociales, culturelles et politiques pour un acteur aussi important qu'un syndicat. Il s'agit donc, pour tous les ministres nahdhaouis et CpRistes, notamment, de «tout prendre ou tout laisser tomber».
Rappelons simplement à l'adresse d'Ennahdha, sans arrière-pensée aucune, qu'il n'y a pas dans le jeu auquel il a sciemment choisi de participer – et qui lui a, jusqu'ici, amplement profité – de demi-mesures ou de demi-teintes.
De la même manière que nous pouvons facilement imaginer que le programme électoral nahdhaoui en 365 points soit un projet total, il faut également accepter que celui d'une centrale syndicale comme l'Ugtt soit lui aussi global.
Ainsi, tenter de discréditer l'Ugtt en l'accusant d'avoir franchi irrégulièrement «l'obstacle» politique est bel et bien une autre gaucherie nahdhaouie qui ne lui sera jamais pardonnée.
Simplifions à l'extrême notre analyse. Ennahdha souhaiterait que le travailleur tunisien, syndicalisé ou non, ayant ou n'ayant pas un emploi, se départisse de la dimension politique de sa citoyenneté, pour ne plus être qu'une entité économique et, accessoirement, un individu social; et ses droits et ses revendications se limiteraient à la recherche d'une augmentation de salaire et d'une amélioration des conditions de travail. Il ne serait donc plus qu'un individu, éventuellement associé à des collègues, tentant de négocier sa vie et sa survie dans un cadre strict et selon des règles que définit la loi de l'offre et de la demande, et subissant sans mot dire à l'usine, au bureau et autres lieux de travail, toutes les interférences et retombées de ce qui se passe à l'extérieur.
Un travailleur maîtrisant une vision politique (sociale et culturelle) et déterminé à ce qu'elle soit mise en application devient un élément perturbateur, un brouilleur de cartes indésirable.
La centrale syndicale, par devoir...
Farhat Hached est à jamais présent dans la mémoire des Tunisiens.
bien cela qui dérange Ennahdha. L'Ugtt gène, car elle a son mot à dire sur ce qui se passe dans le pays, depuis près d'un an. Elle a pu, comme nous tous (syndicalisés ou pas, politisés ou imperméables à la chose politique), constater un ensemble d'errements, de déboires, la mauvaise foi et l'arrogance des «islamo-démocrates», et les tendances dangereuses qui menacent très sérieusement les acquis les plus élémentaires de notre révolution.
Ayant contribué, de très près ou autrement, à cette révolution, l'Ugtt, par instinct et par devoir, ne pouvait bien évidemment se contenter d'une simple augmentation des salaires dans les secteurs public et privé. Sa conscience lui a dicté, dès le 14 janvier 2011, de suivre les développements, d'exprimer tout régulièrement ses vues et de soumettre ses suggestions.
A la veille de la date butoir du 23 octobre 2012, la centrale syndicale, face au risque de vide institutionnel et à la menace de chaos qui pouvait en résulter, avait avancé une initiative qui avait valeur d'opération de sauvetage et la perche de la dernière chance tendue à la Troïka pour se ressaisir. Ennahdha en avait décidé autrement... Il laissera filtrer un semblant de feuille de route: de très petits mots sur des élections qui se tiendraient l'été prochain, un possible remaniement ministériel et quelques autres petits arrangements. Bref, rien qui pouvait indiquer que le gouvernement Jebali était conscient de la gravité de la situation, qu'il était ouvert au dialogue ou prêt à faire des concessions.
Cette obstination à ne vouloir traiter qu'avec les «béni oui-oui» des CpR et d'Ettakatol et cette obsession à garder coûte-que-coûte le pouvoir n'ont fait qu'enfoncer encore plus Ennahdha dans son isolement.
La myopie politique de Rached Ghannouchi
Mal inspirée par le patriarche Rached Ghannouchi, le parti islamiste tunisien tournera le dos à l'initiative de l'Ugtt. Pire, il décidera de prendre l'organisation syndicale pour cible et de lui faire injure et blessure en dépêchant ses fantassins des Ligues de la protection de la révolution jusque sur la Place Mohamed Ali, le jour même où trois ou quatre gouvernorats ont décrété une journée de grève générale et la veille de la commémoration du 60e anniversaire de l'assassinat de Farhat Hached, fondateur de l'Ugtt.
Ennahdha n'a donc rien compris des intentions de l'Ugtt, de la situation dans pays, ni même du discours «décisif» de son allié Moncef Marzouki dans lequel il a présenté un mea culpa électoraliste, avoué quelques échecs de la Troïka et donné l'impression de vouloir revoir la copie nahdhaouie.
Rached Ghannouchi n'aura jamais froid aux yeux: sa myopie politique ne lui fera pas entendre raison et il persistera à croire et à dire que les nombreux échecs qu'ont essuyés ses disciples au pouvoir sont imputables aux «fauteurs de trouble» et, selon l'expression désormais consacrée en Tunisie du 14 janvier, «ceux qui mettent le bâton dans les roues» de l'équipe Jebali....
Se murer ainsi dans la dénégation de ce qu'il nous est donné de voir à l'œil nu dans notre plus simple quotidien reste – nous l'avons décrit il y a quelques jours dans les colonnes de Kapitalis – une attitude suicidaire qui risque de se prolonger... en suicide collectif.
Place Mohamed Ali, sanctuaire du syndicalisme tunisien.
Je n'ai rien contre Ennahdha, je souhaite tout simplement que les Nahdhaouis cessent de faire joujou avec la révolution. Celle-ci a besoin de mains expertes et de têtes bien faites – et sans tache frontale nécessairement!
* Universitaire et journaliste.