Deux ans après la chute du dictateur, il est des Tunisiens qui ne demandent aux nouveaux «dictateurs en sursis», et révolutionnaires de la 25e heure, que la faveur de préserver quelques libertés.
Par Monia Mouakhar Kallel*
L'expression («syndrome du plaquage») est puisée dans ''Dictateurs en sursis'', un essai-entretien entre Moncef Marzouki et Vincent Geisser (édité en octobre 2009, chez l'Atelier et réédité par Cérès le 16 janvier 2011, deux jours près la fuite du dictateur, deux jours avant le retour de Moncef Marzouki exilé en France depuis 2001).
Les «mêmes erreurs depuis quinze siècles»
Les islamistes sont atteints du «syndrome du plaquage», dit-il à l'auteur de l'excellent ''Syndrome autoritaire'', (2003) consacré à l'histoire politique de la Tunisie (et interdit de vente sous Ben Ali).
Il ne s'agit nullement d'un ping-pong rhétorique entre les deux interlocuteurs, mais d'un point de vue bien argumenté. Questionné par le politologue, l'opposant exilé prédit le soulèvement imminent de la «rue arabe» contre ses dirigeants ainsi que l'accès au pouvoir des islamistes dont il dresse, avec une rare clairvoyance, le portrait en révélant leurs forces (engagement, cohésion, discipline), et leurs faiblesses: ils sont foncièrement autoritaires, manquent de créativité, répètent les «mêmes erreurs depuis quinze siècles», veulent réformer la société par la «justice», valeur islamique première, au détriment de la liberté fondatrice des démocraties modernes.
En dépit de ces défaillances, et au nom des principes universels des Droits de l'homme, Moncef Marzouki se dit décidé de dialoguer avec eux, comme avec tous les autres opposants.
Une année après l'accès des Nahdaouis au pouvoir, on mesure la justesse des prévisions de Moncef Marzouki, devenu, grâce à eux, premier président de la Tunisie postrévolutionnaire.
On peut lui reprocher son inertie, sa pâle présence voire sa complaisance et son silence complice. Mais ceci est une autre question. Limitons-nous aux constats.
Recherche d'un coupable et repli identitaire
Semaine après semaine, nous assistons à l'échec du gouvernement actuel (formé et dirigé majoritairement par les islamistes) qui, incapable de définir un programme, et ne pouvant pas faire face aux problèmes socio-économiques, joue tantôt la carte des normes culturelles (ou des «invariants» de l'identité), tantôt celle du bouc-émissaire par la désignation incessante d'individus ou de groupes parias: Rcdistes, laïcs, gauchistes, Nida Tounes, et récemment syndicalistes, tous rassemblés dans la même catégorie des contre-révolutionnaires.
Selon Emmanuel Todd, ces deux comportements (recherche d'un coupable et repli identitaire) sont caractéristiques de toute pensée réactionnaire qui trouve ses points d'appui dans une mauvaise connaissance de l'Histoire des peuples, des idées et des sociétés. La révolution du 14 janvier ressemble, par certains aspects, à ce qu'il appelle la «Révolte brune» des banlieues françaises en 2005. Il s'agit, dans l'un et l'autre cas, d'un soulèvement massif des jeunes qui n'avaient ni guide, ni idéologie, ni programme clair. Mais, à la différence de ce qui s'est produit dans les quartiers défavorisés en France, le mouvement des jeunes tunisiens avait ses propres slogans.
Le désir «brut» d'échapper à l'oppression
Ecrits, énoncés et scandés, ces slogans qui ont fait l'irruption dans toutes les régions et circuler parmi toutes classes sociales avant de faire le tour du monde racontent parfaitement l'Histoire de la révolution et de la Tunisie. Les plus lus et entendus sont : «dégage», «travail, liberté et dignité» et «game over», écrits respectivement en français, en arabe et en anglais.
Par leur concision, leur dynamique impérative et performative et surtout leur plurilinguisme, ils reflètent la rébellion de ces jeunes alphabétisés (ou rebelles parce que alphabétisés montre Emmanuel Todd) et leur désir «brut» d'échapper à l'oppression. On sait qu'avec les femmes, les jeunes gens sont les plus exposés à la discrimination et à l'autoritarisme sous toutes leurs formes. La sociologie moderne montre le lien étroit entre les structures politiques, sociales et familiales
Mais il y a plus d'un sens dans les actes et les slogans de la révolution des jeunes. On a beaucoup réfléchi sur l'acte libre et purement individuel de Bouazizi dans la mesure où il contrevient aux normes (sociales, morales et religieuses). Ce qui n'a pas été suffisamment dit, c'est que ce geste fut porté par un désir de réintégration sociale, une volonté de participer à la vie active de la cité. L'auto-immolation suivie du soulèvement populaire exprime aussi la vieille valeur islamique de l'égalité.
Comme le rappelle l'auteur de ''Dictateurs en sursis'', il ne peut y avoir de liberté sans justice et inversement. Mais le manque d'imagination politique fait qu'on dilapide ce qu'on est censé conserver, et qu'on devient le fossoyeur de son propre patrimoine. Dans la pensée des «Frères», l'égalité est réduite à sa dimension prescriptive et aux actes de charité (accomplis par des individus ou des associations civiles) conformément aux normes religieuses (la «zakat», la «sadaka») qui forgent (et définissent) la morale du musulman. Repenser cette morale, l'étendre, l'adapter à la modernité, la consolider par des lois, et par la restructuration des institutions publiques exigent une audace et un travail en profondeur qui semblent faire défaut chez les promoteurs de la «Renaissance» (Ennahdha).
Une «mauvaise herbe difficile à arracher»
Non seulement la discrimination qui caractérise la famille traditionnelle est maintenue et creusée, mais le libéralisme sauvage et la fragilité de l'économie ne sont pas de nature à résoudre la question de l'inégalité entre les régions, et les classes sociales. La preuve, la violence contre l'Union générale tunisienne du travail (Ugtt) assimilée à la gauche laïque et athée.
Dans les manifestations (du samedi 8 décembre) orchestrées conjointement par les «ligues de protection de la révolution» (à Tunis) et par «la ligue des imams» (à Sfax), on appelle à l'épuration de l'Ugtt, à l'éradication des Rcdistes et de Nida Tounes et à «la criminalisation de la grève». Dans ce petit slogan (côtoyant le drapeau noir des salafistes) tout est dit sur le phénomène de la contre-révolution et sur la nature du rapport entre les islamistes et les syndicats.
Entre l'Ugtt et Ennahda, il ne s'agit pas d'un malentendu passager, mais d'un désaccord de fond. Houcine Abbassi l'a bien vu en disant qu'il lutte pour la «survie» de l'organisation. La réalisation du capitalisme, on le sait, exige la neutralisation des syndicats; c'est ce qui se passe aux Etats Unis et dans ses riches provinces, les royaumes et émirats arabes (Qatar, Dubaï, Arabie Saoudite).
Faute de programme, et de connaissance approfondie de l'histoire, les décideurs politiques ne peuvent que suivre des sentiers battus, et reproduire mécaniquement des théories venues d'ailleurs.
Les Nahdhaouis avec l'aide d'Ettakatol, parti de Mustapha Ben Jaâfar, l'ex-syndicaliste, et du CpR fondé par Moncef Marzouki, l'ex-président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme (Ltdh), tentent de créer une république (par essence universaliste) avec un système économique et fiscal ultralibéral dans une société ultraconservatrice.
Il va sans dire que l'actuel maître de Carthage sait ce que tout cela va donner; il sait également que, lorsqu'il se radicalise, l'islamisme devient une «mauvaise herbe difficile à arracher» (selon sa propre métaphore). Que compte-t-il faire pour la Tunisie de Bouguiba? Pour les valeurs républicaines? Pour les droits humains les plus élémentaires? Pour le peuple qui souffre et dont les problèmes s'aggravent quotidiennement?
Deux ans après la chute du dictateur, il est des citoyens qui ne demandent aux nouveaux «dictateurs en sursis», et révolutionnaires de la 25e heure, qu'un peu d'indulgence et la faveur de les laisser exprimer leur reconnaissance envers les fondateurs de la première république tunisienne.
* Universitaire.