Que pensent nos politiques des risques de big-bang économique, dont les signes avant-coureurs sont déjà bien présents? Les uns pourront dire qu'ils ont fait de leur mieux, quand les autres diront qu'ils ne savaient pas...
Par Hédi Sraieb*
Le landernau politique tunisois, le gouvernement, la constituante, les partis, et l'essentiel des médias restent obsédées et obnubilés par les questions sociétales et celles des institutions. Ces interpellations en direction du corps social concentrent l'essentiel des controverses et des conflits. Elles traduisent aussi à leurs manières les mouvements d'une opinion publique tiraillée, déchirée, et reflètent enfin, et par la même, des rapports de forces instables et incertains d'une lutte pour le pouvoir. Rarement mais occasionnellement, comme une sorte de «réplique» du séisme originel, la question sociale, ou plus exactement la chose économique, resurgit, détonne et déborde quelques jours durant. Pas plus!
Désertion face à la lancinante question économique
Depuis le 14 janvier 2011, mais aussi depuis la formation d'un gouvernement dit de transition, jamais la question économique n'aura véritablement «réussi» à s'imposer en tant que telle dans le débat politique. Si les secousses compulsives des régions délaissées reviennent bien se rappeler au bon souvenir des politiques, leur traitement est relégué à plus tard.
Admettons le postulat qu'à la suite de circonstances exceptionnelles, telle une révolution, l'économique dépende dans son devenir, comme dans ses contours futurs de la définition du nouveau «politique» (organisation de la cité). Primat du politique sur l'économique, soit!
Il n'en reste pas moins vrai aussi que durant tout ce temps, les «lois» économiques héritées continuent à produire leurs effets, autrement dit que les logiques, les mécanismes, les dynamiques ont toujours cours. Et c'est bien là le problème! Une vraie désertion face à la lancinante question économique! Au mieux une politique de l'autruche. Explications.
De manière invisible et sans crier gare, de puissants mécanismes (indépendants des volontés), travaillent en profondeur le pays, et dont les politiques et l'opinion publique ne retiennent le plus souvent que les phénomènes les plus immédiatement visibles, interprétés de manière isolée les uns des autres (inflation, recul de l'investissement, déficits...).
Je fais ici l'hypothèse que la sphère politique, au sens le plus large, son intelligentsia et son élite technicienne, ont en commun une véritable méconnaissance de la «chose» économique. Plus exactement, je suppute une absence de véritable de culture économique, autre que celle dominante des trente dernières années.
De fait, la classe politique prise dans son ensemble n'entrevoit pas les tendances de fond, les dérives économiques qui sont à l'œuvre, qui se développent, et s'accélèrent insidieusement. La puissance de ces mécanismes est telle que les seules actions classiques de l'Etat (budgétaire, monétaire, réglementaire) n'y suffisent plus et sont proprement inaptes à les endiguer, tout au plus à les différer provisoirement!
Les signes avant-coureurs de la catastrophe
Insistons encore! Les comportements collectifs de production, d'échanges, de consommation si profondément ancrés ne se modifient bien évidemment pas par un discours sermonnant, une directive budgétaire ou encore par un décret de la banque centrale.
Le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (Bct) s’échine à alerter sur ce qu’il croit être une solution: 96 jours d’importations.
Les partis au pouvoir comme une grande fraction de son opposition ont en commun de «croire», dur comme fer, que l'Etat, dans toute la plénitude de «ses moyens», est en mesure de stopper une détérioration de la conjoncture (perçue et traitée comme telle), alors qu'il s'agit en réalité d'une lame de fond structurelle, d'une déferlante irrésistible, engendrée par des processus collectifs, le plus souvent inconscients, les «déterminismes socio-économiques».
S'il y a bien une perception de l'aggravation du déficit public, de la détérioration de notre balance commerciale, du solde négatif des opérations courantes, ils sont perçus indépendamment, sans effets les uns sur les autres.
De fait, rien n'indique, il est vrai, un quelconque franchissement de seuil, au-delà duquel une véritable catastrophe pourrait surgir. Un seuil, dont bien sûr, nul n'a idée, mais qui viendrait en quelque sorte se cristalliser sur un abcès de fixation de circonstance, tels, une crise d'approvisionnement, un défaut de paiement majeur, que sais-je encore? Il ne s'agit pas ici, de jouer les oiseaux de mauvais augures ou de se livrer à une quelconque et spéculative prédiction auto-réalisatrice. Mais les signes sont là!
Nonobstant cette lecture, qui m'est propre, d'une possible catastrophe annoncée, on voit bien que le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (Bct) s'échine à alerter sur ce qu'il croit être une solution: 96 jours d'importations, dit-il, il nous faudrait revenir à 110 ou 115. Il sollicite les détenteurs de comptes professionnels en devises, afin qu'ils veuillent bien céder une partie de leur surplus. Le feront-ils? De son côté, le ministre par intérim des Finances n'est pas en reste, en faisant en sorte que les promesses d'aide se transforment vite en dépôts auprès de la Bct. Mais les bailleurs de fonds le feront-ils? Pour combien de temps? Fitch, Standard & Poor's veillent!
Des élites politiques conscientes et dupes à la fois
Tout ce petit monde – grands commis de l'Etat inclus – qui n'a de cesse de s'agiter; ici afin d'assurer la liquidité d'un système bancaire au bord de l'asphyxie mais alimentant les poussées inflationnistes, là un ministre du Tourisme qui tente de sauver une hôtellerie en grande détresse mais responsable à son tour d'une large part des créances douteuses de ce même secteur bancaire, ou là encore de nouvelles autorisations d'importer pour combler des pénuries artificielles, mais du même coup qui aggravent le déficit, l'inflation importée, et la perte de valeur extérieure de notre monnaie. Conscients et dupes tout à la fois, voilà le constat affligeant que l'on peut faire des élites politiques du moment.
Le gouverneur sait bien que les 96 jours auxquels il se réfère ne sont qu'une moyenne glissante, alors que les derniers chiffres nous situent autour de 85. Le ministre du Commerce sait bien aussi que le seuil des 10 milliards du déficit extérieur vient d'être franchi et qu'il est en réalité proche de 11 milliards aux dernières nouvelles. Tous savent qu'en dépit d'un timide resserrement du crédit, la demande de produits importés de biens intermédiaires, comme de luxe ou de confort, ne risque pas de cesser de sitôt.
Bien trop compliqué et de surcroît politiquement dangereux, selon toute vraisemblance.
Que dire encore de l'imperceptible dégradation des balances énergétique et alimentaire, de la lente décélération des recettes touristiques et des revenus du travail (immigrés), toutes choses, qui ne trouvent pour l'heure que des solutions de fortune, celles de pousser plus avant les contradictions mêmes de notre système, par des colmatages provisoires de nouveaux emprunts!
Les divers ministres savent bien que favoriser cette «fameuse» croissance ne serait-ce que d'1 point supplémentaire provoquera mécaniquement 1,4 points d'importations de plus, et ne se traduira, dans les meilleurs des cas, que par seulement 15.000 emplois supplémentaires. Une aggravation irrésistible du chômage et du sous-emploi en vue.
Un enchevêtrement de contradictions jugé pour l'heure inextricable par ignorance induite de l'usage répété de schèmes préconçus inopérants, ou par absence réelle de volonté. Alors on peut raisonnablement se demander ce que «pensent» nos politiques de ces risques diffus mais bien présents de big-bang? Mais, il est vrai toutefois, que les uns pourront dire qu'ils ont fait de leur mieux, quand les autres diront qu'ils ne savaient pas!
* Docteur d'Etat en économie du développement.