Comme pour le «Renouveau» et le «Changement» sous l'ancien régime, le mot «révolution» commence à signifier l'exact contraire de son sens fondamental.
Par Jamila Ben Mustapha*
C'est fou, la rapidité avec laquelle l'inflation s'empare des slogans politiques ! Elle s'exprime, dans la société, par une baisse de valeur, non seulement, de la monnaie, mais, aussi, des mots. Il n'y a pas comme le monde politique pour corrompre leur signification et vider ses propres formules consacrées, de leur sens premier.
On croyait que c'était le trait distinctif du régime précédent: il avait usé et abusé de celles de «Renouveau» et de «Changement» qui avaient fini par devenir ses symboles honnis, et susciter, soit l'agacement, soit le rire exaspéré des Tunisiens, persuadés que ce gouvernement n'arrivait, par là, qu'à désigner, juste, l'exact contraire de leur sens d'origine.
La révolution ne profite jamais aux peuples
Accélération de l'Histoire? Dès la première année, après le 14 janvier, le même sort est réservé, à peu près, au terme «Révolution». Un malaise vous prend, à chaque fois que vous l'entendez prononcer. Les courants politiques ou idéologiques les plus divers, les plus opposés, même, le tirent, chacun, vers soi, et les utilisateurs les plus discrets de ce mot, ce sont bien ceux qui l'ont faite, la dite révolution. Elle devient, ainsi, comme une belle et pure jeune femme que chaque parti(e) s'approprie et à qui chacun veut faire la cour. Devant tant de désordre dans l'emploi du terme, on se surprend à vouloir adopter une attitude de lexicologue soucieux de définir, de la manière la moins floue possible, le sens des mots.
Tunisiennes réclamant à Tunis l'égalité des sexes.
Il y a comme une fatale séparation, historiquement, souvent relevée, entre ceux qui font la révolution et ceux qui la «disent» et l'utilisent à leur profit. Mezri Haddad, dans son article du 9 décembre dernier, publié dans Tunisie-Secret, où il développe, par ailleurs, des idées très personnelles, affirme qu'elle «ne profite jamais aux peuples mais uniquement à ceux qui parlent en son nom». Il est normal, dans ces conditions, de porter la suspicion sur des utilisateurs aussi peu neutres et innocents du terme.
Tous les analystes reconnaissent que la Révolution française de 1789, par exemple, en faisant passer le pays du système féodal au système capitaliste, à travers de longues péripéties et de multiples soubresauts, a toutefois, réalisé un progrès dans tous les domaines de la vie sociale. La Réaction – ou la Restauration – a été, sur le plan historique, ce régime qui a tenté, à travers les rois Louis XVIII et Charles X, de retourner au modèle du passé, c'est-à-dire, dans le cas de la France, à la monarchie absolue.
Députées d'Ennahdha, ces femmes défenseurs de leur propre infériorité.
Ce qui est troublant, en Tunisie, c'est lorsque ce sont bien ceux à qui l'on serait tenté d'appliquer le terme contraire, qui utilisent le mot «révolution». Là, il y a une vraie confusion: s'ils lui donnent comme contenu – à côté de la réalisation de la justice sociale – la construction d'institutions démocratiques, à laquelle les sensibilités les plus diverses, islamistes, entre autres, peuvent aspirer, on est d'accord avec eux. S'ils veulent, au contraire, défendre un projet de société qui n'a rien à voir avec elles et tel qu'on en voit, actuellement, se manifester, les signes inquiétants, comme le fait d'affirmer l'hégémonie de la religion sur tous les aspects de la vie sociale, l'utilisation, par leurs sympathisants, de la violence comme arme principale plutôt que du dialogue, de l'insulte et de l'attaque physique et matérielle des personnes et des monuments, ils se situeraient, bien plutôt, du côté de la réaction que de la révolution.
Le comble de l'aberration, c'est lorsque ce terme est employé par les Ligues de protection de la révolution (LPR), qu'il figure dans leur appellation même, et que leurs adhérents prétendent faire du maintien et de la défense de cette dernière, leur but exclusif. À ce niveau linguistique, on est en plein paradoxe, en pleine attitude ironique involontaire – l'ironie, rappelons-le, étant le fait de dire le contraire de ce que l'on pense –.
Ces Comités ont trouvé un moule, un prêt-à-porter dans lequel ils se sont engouffrés et qu'ils ont hérité de groupes qui, en l'absence d'institutions, juste après le 14 janvier, voulaient, effectivement, éviter le retour à l'ordre dictatorial passé. De la révolution, les nouveaux membres ont retenu, sûrement, la violence par laquelle cet événement historique s'exprime – momentanément, du moins, et non, de façon permanente –, mais, certainement pas, le potentiel de progrès, de bond en avant et de modernité qu'elle est supposée insuffler à la société.
Maherzia Laâbidi, vice présidente nahdhaoui de la Constituante, raille l'Ugtt.
En définitive, actuellement, en Tunisie, ce mot de Révolution ne finit plus par exprimer qu'un ensemble de désirs et de projets politiques contradictoires, chaque courant voulant mettre à profit l'aspect prestigieux de l'appellation pour y projeter sa propre vision de la société qu'il voudrait construire.
Je plains les non-démocrates, parmi les gens au pouvoir, d'être, et cela est voulu par les circonstances historiques, les premiers et les moins habilités à subir les assauts des critiques féroces des Tunisiens qui s'en donnent à cœur-joie – voulant rattraper le temps perdu –, eux qui ne sont pas préparés du tout à cela, par leurs convictions idéologiques, et persuadés qu'ils sont, de posséder un système d'explication du monde, la religion, qu'ils étendent, abusivement, du domaine privé, son seul lieu d'origine, au domaine public, et par lequel ils accéderaient à une vérité absolue, figée.
Nous n'acceptons tous, qu'avec répugnance, de subir la critique des autres, même si nous nous proclamons, en théorie, démocrates. Qu'est-ce à dire si nous ne croyons même pas au bien-fondé de cette attitude et du régime auquel elle renvoie, régime promoteur de la relativité des points de vue, du tâtonnement inévitable et de la nécessité de correction des erreurs par le dialogue et la critique?
Ces femmes défenseurs de leur propre infériorité
Quant aux femmes, nulle preuve n'est nécessaire pour montrer qu'elles ont affirmé, avec force, leur présence, dans la Tunisie d'après le 14 janvier, et, notamment, dans toute manifestation organisée, grâce à une mixité militante qui s'impose alors, aux yeux de tous, et dont voudraient nous priver les partisans de la séparation rigoureuse des sexes, dans la vie sociale: je ressens ces déploiements où l'on voit ensemble, à côté des hommes, femmes voilées ou déambulant, les cheveux au vent, intellectuelles ou femmes du peuple, jeunes ou moins jeunes – dont je suis, heureuse de pouvoir, sur le tard, affirmer ma citoyenneté et ayant observé, auparavant, avec envie, quelques marches pacifiques, à Paris, qui me semblaient des manifestations culturelles «exotiques» dont je pensais être, à jamais, privée, dans mon pays – comme la meilleure concrétisation, la meilleure illustration, avant tout, de la fraternité humaine. Je regarde, lors de ces rassemblements, tout autour de moi, des hommes ayant, entièrement, intégré notre présence parmi eux, Bourguiba, qu'on le veuille ou non, étant passé par là.
Hamma Hammami fier de porter le nom de sa femme Radhia Nasraoui,ici en grève de lafaim en 2003.
Enumérer des Tunisiennes remarquables serait trop long. Cela n'empêche pas d'autres d'être capables d'attitudes aberrantes – égalité oblige, le «droit» de se situer du côté de la réaction, d'utiliser des armes mesquines contre l'adversaire politique, revenant à tout un chacun –, même de misogynie, et là, aussi, on est en plein paradoxe, mais les femmes défenseurs de leur propre infériorité, c'est une constante vieille comme le monde. La valeureuse présidente du Syndicat national des journalistes tunisiens (Snjt), celle dont nous sommes tous fiers de la force tranquille, Néjiba Hamrouni, a été attaquée, il y a quelques mois, de manière raciste, sur son physique, par une avocate, spécialiste du retournement de veste et du soutien aux régimes qui montent.
Récemment, après la décision d'annulation de la grève, ce sont deux représentantes du deuxième sexe qui ont eu les paroles les plus vengeresses contre l'Ugtt et le camp adverse : j'ai nommé Maherzia Laâbidi qui s'est exprimée sur sa page officielle Facebook et citée par Seif Soudani dans son article paru dans Le Courrier de l'Atlas du 13 décembre dernier, et Halima Maâlej, épouse du chef de la Ligue de protection de la révolution et qui a fait paraître une vidéo, à ce sujet.
Le préjugé selon lequel l'Arabe serait un misogyne-né
Capables du meilleur comme du pire, on peut dire que les Tunisiennes sont prêtes à conquérir une égalité, qui est encore loin d'être réalisée, reconnaissons-le, avec leurs compatriotes.
Etre féministe est une attitude indépendante du sexe: c'est ce qu'a démontré, récemment, Hamma Hammami qui a affirmé, à propos de sa désignation par Halima Maâlej, de «Hamma Nasraoui», dans la vidéo sus-citée, qu'il serait honoré de porter le nom de sa femme.
Sa parole, tout d'abord, fait naître, en nous, un sourire de sympathie adressé au couple mythique, sourire aidant à supporter, l'espace d'une seconde, une actualité politique préoccupante et semblable à un feuilleton télévisé qui vaut le coup, celui-là, d'être suivi, ne nous accorde aucun répit, et nous tient, d'un jour à l'autre, en haleine.
En revendiquant ce que cette dame misogyne a conçu comme une insulte, en la retournant en sa faveur, en bon homme politique, celui que nous appelons familièrement Hamma parce qu'il figure parmi les rares hommes politiques honnêtes, restés fidèles à leurs principes et non pris, comme certains, par la folie du pouvoir, va loin, très loin et contribue sûrement, à faire avancer les mentalités: il ébranle, même de façon minime, les fondements de cette société patriarcale si bien enracinée et basée sur la supériorité de l'homme, remet en question – et il n'est pas le seul, en cela, heureusement – le préjugé selon lequel l'Arabe serait un misogyne-né, un misogyne «génétique», mieux encore, montre son absence totale de complexes vis-à-vis de sa compagne dont il concevrait même de porter le nom, ce que peu de nos hommes, même très évolués sur d'autres plans, seraient capables d'imaginer une seconde, vu les freins culturels, et vient nous rappeler, en définitive, que l'importance d'un être humain est indépendante de toute caractéristique objective et indépendante de lui, du sexe, mais, par extension, aussi, de la position sociale, de la couleur de peau, de la nationalité, de la religion, etc., et ne peut résider que dans sa valeur intrinsèque.
* Universitaire.