Tout le monde est en fête: les salafistes, les communistes, les gens d'Al-Aridha, mais surtout des gens discutant en groupe de ce qui s'est passé ce matin avec leurs visiteurs qu'ils n'avaient pas invités.
Par Dr Lilia Bouguira
Sidi Bouzid est là devant moi belle envoûtante, impatiente de nous conquérir.
J'y pénètre tremblante et folle d'excitation. Le cortège présidentiel vient de nous dépasser.
Tigres noirs et «Qanatria» (contrebandiers frontaliers, Ndlr) se font à leur insu une course folle sans merci. Nous en rions à perdre le souffle.
Décidément, mon peuple ne cessera de m'étonner. Il est capable de toujours nous émerveiller.
Nous accomplissons pendant plus de six heures notre mission à la prison de Sidi Bouzid et nous la quittons pour aller rejoindre les festivités sur la grande avenue, solidaires de ces destins accrochés à notre visite comme si nous étions le messie et que nous avions la clé de leur libération.
Nous sommes à un moment plus à aider qu'à aider, du moins pour mon compte, je suis lessivée, vidée par ces yeux qui me cherchent, ces mains qui m'attrapent et ces «docteur, docteur» qui me rendent encore plus petite que je ne l'étais.
Je suis désemparée, impuissante devant ces personnes jeunes et moins jeunes, ces personnes plus ou moins valides mais toutes captives de leur destinée.
A un moment donné, j'ai le tournis.
Des images s'offrent à moi, violentent mon passé et mon présent.
Je ne suis plus rien devant cet enfant de vingt quatre ans qui refuse devant mon savoir si vulgairement étalé de lever sa grève de la faim.
Il repousse doucement ce verre de jus que je lui tends bêtement dans le bureau du directeur de la prison.
Je laisse alors tout tomber («haybato el majless»), le bureau, mon auditoire, et le prends dans mes bras moi le médecin à la con.
Je parle sans m'arrêter. Je lui raconte sa maman, son papa et surtout sa bien-aimée.
Je n'arrive plus à retenir quoique ce soit.
La digue l'emporte sur le vent.
Des larmes folles coulent sur les joues de mon géant.
Je me mouche dans ses cheveux.
Un instant unique où deux êtres se rencontrent pour faire ensemble un bout de chemin.
Je ne sais pas si mon geste a été gauche ou débile, un faux pas ou risqué parce qu'il perdait de son empathie, de ce qu'on m'avait enseigné.
Ce dont je suis certaine c'est que pendant une fraction de minutes, j'avais réussi à rattraper cet enfant.
Sa voix tremblait, son corps tremblait certainement de froid et de faim depuis tout ce temps où il ne mangeait plus MAIS, j'avais réussi à le rattraper, à rattraper le bout de vie qu'il refusait de garder.
Je ne sais pour combien de temps encore mais madame Ben Sedrine, que j'accompagne, promet de faire le nécessaire.
Moi, je ne suis qu'une simple citoyenne sans pouvoir ni renommée.
Je fais juste mon boulot de médecin, alerte le directeur de la gravité de la situation et aide à mettre la machine en marche: celle de l'humanité.
Nous quittons ces hauts lieux de détention fatigués, vidés mais puissants de ces moments forts vers le centre-ville. On nous conseille de rebrousser chemin, d'annuler le programme.
On nous raconte la mésaventure du président et de son cortège, violemment hués, mais nous restons captifs comme aimantés de cette ville toujours aussi révoltée.
La ville est belle, propre malgré la foule. Un service d'ordre citoyen s'occupe de la propreté.
Le festival bat son plein comme si de rien n'était.
Des chants animent les gosiers.
Hommes, femmes et enfants chantent la révolution et la liberté.
Je tâte le pouls de la foule. Elle est sans animosité.
Tout le monde est en fête: les salafistes, les communistes, les gens d'Al-Aridha, mais surtout des gens aussi ordinaires que moi discutent en groupe de politique et de ce qui s'est passé ce matin avec leurs visiteurs qu'ils n'avaient pas invités.
Ils sont à l'unanimité contre la violence, le jet de pierre et du manque de respect pour ces quand même invités.
Ces gens étaient chez eux et ils leur devaient l'hospitalité.
Seulement, les nerfs avaient lâchés après avoir subi Marzouki juste en le sifflant un peu mais ils étaient arrivés à le supporter lui le président sans grand «soulouhyète» (prérogatives, Ndlr) était plus à plaindre qu'à blâmer comme ils le disaient. Mais lorsque l'autre président «joufflu» est monté sur scène, le sang leur est monté à la tête et ils ont refusé de se taire à l'unanimité. C'est alors, comme la dernière fois, le jet de pierre et les tessons de verre.
«Une pierre a chassé le dictateur, une autre saura chasser les autres», aiment-ils fièrement me répéter.
Ils se remettent sans difficulté à la fête et aux chants eux qui avaient fait fuir le tyran, de nouveau par ce gouvernement encore oubliés!
Je me balade dans ma ville qui m'a vite adoptée et clame fondue dans la foule les slogans de la liberté
Mon peuple est unique, beau, valide malgré tout ce qu'on peut lui reprocher. Mon peuple est fort, vaillant et sans collier quoiqu'on puisse le défigurer.
J'ai réappris à l'aimer au plus fort de ma personne, au plus loin de ces êtres pauvres, ces misérables mais avec une immense dignité.