La parole échoue sur le roc d'une croyance à une légitimité quasiment absolue et à un savoir trop vanté, alors qu'il s'est avéré concis et inadapté. De telles failles peuvent nous mettre tous en péril.
Par Abdallah Jamoussi*
La confusion qui sévit chez-nous n'est-elle pas une autre forme de violence sur le parcours d'une révolution qu'on ne cesse de dévier désespérément de sa trajectoire?
Des indices présagent qu'on ait voulu, à maintes reprises, la faire perdre dans les labyrinthes de faux problèmes, afin qu'elle continue à errer, jusqu'à sombrer dans l'oubli? Pour ce faire, on aurait précipité la société dans un conflit identitaire superflu. Discussions-marathons pendant des mois, manifestations et contre-manifestations, palabres et scènes burlesques, suite de quoi, on découvre que ce qu'on cherchait existait déjà, en nous.
Brouilles, chamailles, querelles intestines, dissensions...
Fin de ce chapitre, on s'était attendu à ce qu'on passât à l'essentiel: les objectifs de la révolution; en d'autres expressions, l'inauguration d'une ère nouvelle, qui mettrait fin aux malversations et à l'autocratie sous-jacentes au manque de transparence et au simulacre nommé démocratie. Là, encore, on échoue.
Et au lieu de déclarer forfait, on fuit en avant et on donne à la société du fil à retordre – pourvu qu'on détourne les regards. De nouveau, voilà que c'est dans la rue que doit se résoudre l'échec d'une politique excentrique à la révolution. Encore une fois de plus, le commérage et la violence se substituent au dialogue fructueux. Brouilles, chamailles, querelles intestines, dissensions, lascivement couronnées de bains de sang... Tout est bon pour persuader ceux qui tentent de s'immiscer ostensiblement dans les affaires du pays, de se retirer, tout doux. De l'intimidation à la somation, il ne reste qu'un pas à franchir pour passer à des batailles rangées. Le tohubohu est à son comble assourdissant, pendant que des voix s'élèvent pour dénoncer la recrudescence de la violence et la flambée des prix.
Au stade où nous sommes, il va sans dire que la charte de citoyenneté est outragée et les objectifs d'une révolution constructive et pacifique sont laissés de côté. Mon esprit va aussi à ce qui s'est passé à Siliana et à la réplique de Sidi-Bouzid le jour de la commémoration du 17 décembre 2010.
Cependant, ce rituel fastidieux, à quelle cruelle volonté est-il voué? On fuit quoi, au juste? Peut-on haïr à ce point la tendance des choses à changer? Le progrès n'est plus un choix, à nos jours, c'est une condition de vie. On pourrait peut-être tout freiner, excepté le changement. Et du moment que cela paraisse évident, ne vaut-il pas mieux qu'on fasse avancer le processus démocratique, au lieu d'essayer de le saborder?
Le malheur est que dans le contexte où nous sommes, nous disposons d'une machine révolutionnaire, sauf qu'à sa mise en marche, le rendement requis n'a pas été probant, étant donné les deux facteurs de l'immobilisme, à savoir le prosélytisme et le maintien du statuquo.
A tout considérer, si rien n'a changé, c'est parce qu'on ne faisait que reproduire selon le modèle du système ruiné et déchu, sans se rendre compte qu'on réincarne les schèmes du passé. A quoi bon, alors, changer la constitution, si on ne faisait que reproduire selon le prototype du passé? En partant du même principe, comment pourrait-on justifier la chasse aux corrompus, si à l'application du système en question, on ne pouvait qu'obtenir le même produit comportemental. Il y a un raisonnement par l'absurde dans cette démarche.
Déjà, une large couche de la société s'accorde à croire que pour pallier au déficit actuel, il fallait peut-être se rendre à l'évidence que la fiabilité du système dépend de la performance du technicien, lors même que nous savons à quel point la situation chez-nous est enchevêtrée?
L'inquisition politique inaugurée «la sainte épuration»
La révolution nous a dénudés. Soudain, nous nous sommes trouvés face-à-face avec une texture sociétale avachie, une culture sénile et un écart social flagrant. A ce handicap, s'ajoutent les syndromes de la corruption, de l'opportunisme, du népotisme et de la répartition en réseaux et en clans, sans oublier l'exploitation des démunis et l'inégalité dans la répartition des revenus. Et comme si les maux qui nous rongeaient étaient insuffisants, certains auraient vu bon introduire d'autres facteurs d'effritement; je voudrais parler de l'inquisition politique inaugurée «la sainte épuration». Epurer qui et quoi et selon quels critères? Cette entreprise ne requiert-elle pas un autre schéma de société? Lequel? Je ne le vois pas, dans ce qu'on est en train d'élaborer sous la coupole du Bardo, et moins dans les faits.
Le problème est tellement compliqué; et de peur que le remède ne génère des incidences sur la vie, il serait nécessaire d'emprunter une entrée autre, que celle qu'on adopte dans l'espoir de guérir le mal par le mal; surtout que l'économie clopine et que l'octroi des crédits dépend de la notation des agences d'audit, qui tiennent compte de la stabilité sociale.
Et pourtant, et même; peut-on éradiquer l'opportunisme – source de tous les mots – en éliminant les opportunistes?
Peut-on être certain qu'en éliminant les malades, on aura éliminé la maladie, laquelle est liée à l'insalubrité et aux moyens de lutter contre sa propagation?
Certains supposent qu'en coupant la main à un voleur, on réussirait à mettre fin au vol. Il fallait d'abord s'entendre sur les multiples facettes de l'escroquerie, avant de mettre en circulation des manchots. Je crains fort que ceux qui confisquent en milliard ne soient, un jour, les justiciers attendus.
Et qui me dit que celui qui s'affiche comme «Monsieur Propre» ne se soit pas mouillé dans le magouillage, la corruption par le biais de la supercherie?
On ne change pas une société par l'arbitraire sélection: «bon/mauvais», ni par des parades dans la rue, non plus! Tout est question de système; raison pour laquelle il serait souhaitable de se demander, si des réformes juridiques adéquates, pouvaient – à elles seules – suffire, à cet effet.
Et c'est là que se pose de nouveau le problème des choix politiques; lesquels choix supposent une vision globale de la société projetée. Un grand chantier!
Sans connaissances consistantes liées aux mécanismes de la conscience humaine et à la dynamique de groupe, on ne fera les choses qu'à moitié. De même que sans cartographie des parallèles économiques et financiers usant de nouvelles techniques leur permettant de transgresser la loi, de fuir aux fiscs, de rouler les novices de bonne foi, on ne réussira pas à mettre fin à la corruption. Les univers de la corruption ne disposent pas que de mécanismes sophistiqués de transactions, mais aussi de réseaux influents. Pour un petit pays comme le nôtre, dont les moyens sont réduits, la coopération s'avérerait nécessaire. Mais avec qui? Attendre!
La politique de l'épuration par la rue n'implique que celui qui ne vit pas à notre siècle; à moins qu'il ne dispose d'une banque de données exactes et sûres et d'être soi-même au-dessus de tout reproche et en même temps au-dessus de la loi. C'est triste de voir notre monde aussi compliqué et infesté par de nouveaux champignons qui altèrent la stabilité et même la santé. Encore faut-il avouer que piloter une société en quête de repères ne soit pas du ressort d'un cercle fermé ou d'un groupe doté d'une quelconque idéologie d'un autre temps. Je pense qu'il incombe à toutes les couches intellectuelles de la société de s'y mettre; et encore! Il serait même impératif d'éviter cette fâcheuse tendance de surseoir les mesures requises à la cohabitation pacifique dans la différence, dans le respect mutuel – devenu rare ces jours-ci.
Le convoi avance, pendant que nous nous figeons
Nous sommes tous en situation dans un univers qui ne donne des vétilles que pour s'emparer de la part du lion. Et une fois sa main mise sur un bien, il refuse de le rendre, peu importe pour lui, qu'il soit illicite. La preuve est l'argent confisqué aux peuples et détourné ailleurs, et qu'on refuse de rapatrier.
Il fallait avouer que je ne suis pas le premier à parler de la confusion, d'autres critiques ont beau essayer de ramener à la raison ceux qui s'arrogent le droit de tutelle sur la religion, le peuple, la révolution, l'identité et même sur la version de l'Histoire, mais il parait que personne n'avait de cœur à écouter. La parole échoue sur le roc d'une croyance à une légitimité quasiment absolue et à un savoir trop vanté, alors qu'il s'est avéré concis et inadapté. De telles failles peuvent nous mettre tous en péril.
Le danger serait, alors, à l'affût, dans un monde qui cabre pour sauter. L'économie réelle d'antan a cédé la place à une nouvelle forme de réalisation de gros bénéfices par le biais de la spéculation, du détournement de fonds, du déclenchement des conflits religieux, ethniques, territoriaux... L'arnaque serait la pierre angulaire d'un marché occulte qui opère à travers des nébuleuses de fortes influences sur les décisions politiques. Les ressources des pays en difficulté sont convoitées et bientôt prises d'assaut. Le lieu de cet entrelacement d'intérêts n'a pas de place précise dans la géographie de plus en plus virtuelle et qui augure d'un changement catégorique, tant sur le plan des moyens de production que sur le plan conceptuel des relations.
Alors que le convoi avance, pendant que nous nous figeons, savons-nous, réellement, si ceux qui font la moue sont complices ou amis? Il fallait être idiot pour croire à la générosité des partenaires dans un monde en crise morale source de tous les maux qui ravagent ce «Printemps» concocté d'illusions pour la chair à canon.
* - Universitaire.