Les taxis clandestins en Tunisie- sexe, misère et désespoirDans le fourgon il ne restait que moi, la jeune femme et deux jeunes hommes qui roupillaient terrassés par leur dure journée de labeur...

Par Karim Ben Slimane*

 

Difficile dans le brouhaha de la politique politicienne, qui agite la Tunisie actuellement, d'entendre la souffrance au quotidien des Tunisiens.

Difficile de distinguer les gorges asséchées par les revendications de départ de la troïka des gorges asséchées par les longues heures d'attente dans une station de bus ou de taxi.

Du temps de Ben Ali, le fameux adage romain «Panem et circenses», du pain et du jeu, et le peuple sera content, a fait ses preuves.

Aujourd'hui, faute de pain, le peuple n'est plus aussi ravi que dans le passé.

Cette souffrance indicible des Tunisiens

Eloignons-nous un instant du charivari de la politique politicienne et tendons l'oreille à la souffrance indicible des Tunisiens.

La semaine dernière, dans le cadre de mon travail, je devais rendre visite à un fournisseur dans la zone industrielle de la Charguia. Après moult tergiversations, j'ai décidé de prendre un taxi craignant de perdre trop de temps à trouver l'adresse par moi-même.

On dit toujours les taxistes (chauffeurs de taxi en tunisien) loquaces, Mustapha a été très fidèle à cette réputation qui leur colle à la peau. «La Tunisie est partie en couille mon frère, croit moi, c'est fini plus de règles plus de lois on travaille comme des chiens pour des miettes. Crois-moi, mon frère, j'entame le mois endetté des trois quarts de ce que je gagne, je paye le loyer, l'école des enfants, l'électricité et l'eau et je suis déjà dans le rouge au cinq du mois».

Je suis resté silencieux face à Mustapha, par indifférence mais aussi par lassitude de cette ritournelle que tous les taxistes te servent à chaque fois. Rien de nouveau sous le soleil, les taxistes sont nés pour se plaindre.

Une fois arrivé sur les lieux, après avoir emprunté des chemins improbables, je suis reçu par une jeune femme, la trentaine à peine entamée, charmante, malgré son embonpoint. Après deux heures d'âpres négociations je pris congés de mon fournisseur et me dirigea vers la station de taxi la plus proche. Il était dix-sept heures déjà, et les ouvriers quittant leur travail commençaient à affluer vers la station. La foule devenait de plus en plus épaisse au fur et à mesure que les usines vomissaient des ouvriers au teint blafard, la tête enfoncée dans les épaules.

Des hordes de gens accouraient vers les voitures

Quand un bus «Zina wa Azia» s'est arrêté devant la station, la foule a repris vie et s'est livrée à une cohue invraisemblable à laquelle je me suis gardé de participer craignant de froisser mon costard Hugo Boss à 1.200 dinars et d'esquinter mes chaussures à 600. J'ai donc laissé faire la foule.

Le bus est finalement parti non sans difficultés, les portes ouvertes et nombre de gens agrippés à presque rien un pied dedans l'autre dehors.

Triste spectacle. Cette scène s'est répétée quatre ou cinq fois et j'ai laissé passer les bus préférant attendre un taxi et voyager seul.
Mais les taxis ne sont jamais là quand on en a besoin et c'est pour cela qu'on ne les aime pas. Une armada de taxis collectifs, de fourgons, de voitures de louage rodaient dans la place devant la foule criant des noms d'endroits que j'avais du mal à distinguer : Chotrana, El Mabrka, Chorfech, Essabbala, Ettbayib... Des hordes de gens accouraient vers les voitures et s'y entassaient comme des sardines.

Une heure et demie s'est déjà écoulée et j'étais toujours là, la foule quant à elle s'est éclaircie. Je me suis tourné vers un homme qui attendait lui aussi depuis un moment, il m'apprit qu'à cette heure-ci il n'y avait plus de bus et que les taxis au compteur ne s'aventurent jamais dans ce coin car ils savent bien que les gens d'ici ne dépenseraient pas la moitié de leur salaire journalier en transport.

La seule solution était donc d'emprunter un de ces fourgons clandestins pour me rapprocher du centre-ville. L'idée n'était guère enthousiasmante mais il fallait bien que je quitte cet endroit sordide. Ma décision ainsi prise, je me suis dirigé vers un fourgon et, au terme de quelques coups d'épaules, je parvins finalement à monter.

Une jeune femme belle malgré ses haillons

Le fourgon de fortune offrait deux bancs disposés en face-à-face, un pour les hommes et un pour les femmes. J'ai pris place difficilement sur le banc des hommes alors que le banc d'en face était occupé seulement par deux femmes, une matrone bien en chair et une jeune femme d'une vingtaine d'année belle malgré ses haillons.

«Quelle vie de chien, que Dieu nous aide à supporter cette misère», semblait dire mon voisin de droite, abattu et dépité. Quand nos regards se sont croisés, il s'est engagé dans une longue tirade sur son quotidien qui s'est achevée quand le fourgon nous a crachés comme de la marchandise malpropre. Sans doute mes airs d'étranger à tout ce système ont-ils libéré la parole de cet homme. Je m'efforçais de prêter l'oreille et à écouter ses doléances, surtout je résistais à l'envie de dévisager la jeune femme en face de moi. «Je gagne 330 dinars par mois; j'ai quatre enfants en bas âge qui vont tous à l'école, me disait-il, comment voulez-vous que je vive avec ça, alors que tout devient de plus en plus cher. Personne ne s'intéresse à ''ezzaouali'' (miséreux en tunisien) hormis Dieu», a-t-il apostrophé en lançant un grand soupir.

Le regard de la jeune femme en face de moi est devenu de plus en plus insistant et j'avais du mal à cacher ma gêne. Et le bonhomme renchérit: «Je suis allé voir mon patron le mois dernier pour lui demander une augmentation, il m'a répondu que si on continuait à l'embêter avec les demandes d'augmentation, il allait fermer l'usine, comme ça tout le monde serait content».

Il faisait sombre dans le fourgon. Seule la lumière venant de l'extérieur que laissait filtrer les vitres sales du fourgon se posait par intermittence sur les visages et les corps.

La jeune femme qui n'avait pour voisine que la grosse matrone, s'avachit de plus en plus sur le banc. Quand la lumière de l'extérieur éclaircit son visage elle détourne le regard comme si elle m'invitait à promener le mien sur les traits fins de son visage et sur son long cou où s'arrête sa chevelure soyeuse et soigneusement attachée.

«Des voleurs, des voraces, c'est tout ce qu'ils sont tous»

«Avez-vous vu le prix du lait aujourd'hui, ou encore les légumes et on ne parle plus de la viande, me dit-il. Je ne sais plus quoi faire, je n'ai plus que Dieu à qui me plaindre. Et ces politiciens véreux tous les mêmes, islamistes ou destouriens, tous pareils, ce qui les intéresse c'est le trône. Est-ce qu'ils voyagent comme nous entassés de la sorte tel des animaux dans ces fourgons clandestins sans assurance ni aucune sécurité. Hier, mon cadet a été pris d'une fièvre, sa mère l'a emmené à l'hôpital, elle a attendu, me croiraient-vous ou pas, six heures. Quand son tour est arrivé, le médecin lui a dit qu'il fallait examiner plus longtemps le gamin dans son cabinet privé à 40 dinars la visite.»

J'avais de plus en plus de mal à esquiver le joli visage de ma voisine d'en face et de dissimuler ma distraction de la misère de mon voisin de droite. A moitié vautrée dans son banc, la jeune femme écarta légèrement les jambes, ce qui n'a pas manqué de ma faire tressaillir.

«Des voleurs, des voraces, c'est tout ce qu'ils sont tous», s'époumona-t-il. J'étais tiraillé entre la compassion que je devais montrer devant la misère de mon voisin et l'excitation du jeu de séduction qui s'est engagé avec ma voisine. Quand je la fixais du regard elle se dérobait et regardait ailleurs mais son sourire trahissait son jeu.

«Ils nous ont promis que la Tunisie après Ben Ali allait changer; on n'a rien vu jusque-là; pire : on a dégringolé, a renchéri mon voisin. Voyez nos conditions, ils nous ont courtisés pendant les élections et là ils nous tournent le dos. Je ne voterais plus jamais», a-t-il asséné, résigné et déterminé.

Le duel de séduction avec la jeune femme continua devenant de plus en plus franc. La lumière de l'extérieur, qui se posait sur elle par intermittence au gré des errements du fourgon, m'offrait l'occasion de scruter les courbes de son corps. Elle portait une vieille veste par-dessus une robe à pois en mousseline. Elle n'était ni élégante ni coquette mais son côté taquin et joueur lui donnait beaucoup de charme.

«Moi ma vie est derrière moi, me disait mon voisin, mais je suis de plus en plus inquiet pour mes enfants. Quel avenir les attend? J'ai surtout peur qu'un jour l'un d'entre eux me revienne dans un cercueil parce qu'il a jugé qu'il était mieux de se jeter dans la gueule de la mer pour s'exiler que de rester ici sans le sou et sans espoir. C'est peut-être dur et cru mais c'est notre triste réalité.»

«Tu descends où», me lança-t-elle?

Je ne trouvais pas les mots pour consoler mon voisin seul mon silence marquait ma compassion. Dans le banc d'en face on ne lésinait pas sur les moyens et les subterfuges pour enflammer l'atmosphère. Ma voisine, comme si elle connaissait mon faible pour les poitrines généreuses, feignant avoir chaud déboutonna sa robe laissant entrevoir le sillon qui sépare ses seins ronds et fermes.

«Souvent, ajouta mon voisin, moi aussi je pense à brûler et à partir, mais ma foi en Dieu me retient et réfrène mes ardeurs. Que voulez-vous le désespoir est mauvais conseiller et il est difficile de tomber plus bas que là où nous sommes aujourd'hui. Quand on ne sait pas de quoi demain sera fait on ne peut plus espérer.»

Soudain, le fourgon s'arrêta subitement, le coup de frein brusque a failli me tordre le dos. Un gamin haut comme quatre pommes a ouvert la porte du fourgon invitant les passagers de Chotrana à descendre en leur réclamant sept cent francs. Mon voisin de droite, à qui l'arrêt du fourgon a coupé la chique, s'est levé m'a souhaité une bonne soirée et est parti, la matrone ainsi que d'autres passagers ont fait de même.

Dans le fourgon il ne restait que moi, la jeune femme et deux jeunes hommes qui roupillaient terrassés par leur dure journée de labeur. C'est là que je me suis retrouvé presque en tête-à-tête avec ma voisine joueuse. «Tu descends où, me lança-t-elle? Je ne sais pas, répondis-je, et toi tu descends où?» Elle sourit, et rétorqua: «Moi non plus je ne sais pas».

*Spectateur rigolard de la vie politique tunisienne.