La crise, si crise il y a, n'a point la même saveur pour «ceux d'en bas» et «ceux d'en haut», car, contre vents et marées, le vent tourne souvent en faveur des seconds.
Par Hamadi Aouina*
Abdelwaheb Ben Ayed, le «symbole vivant» du capitalisme tunisien. La saga du premier groupe privé tunisien, c'est lui. Poulina Group Holding, plus de soixante-dix entreprises dans dix grands métiers (services, agro-industrie, grande distribution, emballage, immobilier...), au Maghreb et même en Chine. À première vue, le groupe ne pouvait pas échapper au ralentissement économique consécutif aux tensions sociales liées à la chute de deux dictatures en Tunisie et en Libye en 2011. Grâce à une diversification des activités et à une gestion au cordeau, le chiffre d'affaires était en hausse de 7% en 2011, soit 1.265 millions de dinars (633 millions d'euros).
Tout au début de la révolte populaire, en décembre 2010, M. Ben Ayed avait lancé devant un parterre de financiers dubitatifs: «Nous avons toujours fait face contre vents et marées, le vent tournera en notre faveur.»
Répartition du butin
Les dernières acquisitions viennent confirmer ses pronostics. Il vient de rafler avec Rachid Ben Yedder, président du conseil de surveillance d'Amen Bank, les restes du butin, récupéré par l'Etat, à la famille Sakher El Materi dans l'automobile. Le groupe Ennakl Automobiles, distributeur exclusif des marques Volkswagen, Audi, Porsche et Seat, est maintenant passé dans l'escarcelle des deux plus grandes familles capitalistes tunisiennes. C'est dorénavant le consortium Poulina-Parenin (Ben Yedder) qui tient les rênes de cette ancienne société publique bradée pour le compte de Sakher El Materi, au temps de sa splendeur «carthaginoise».
Abdelwaheb Ben Ayed.
Les Ben Ayed et Ben Yedder ont pris cependant la peine de ne pas être trop gourmand en laissant au consortium Bouchamaoui-Chabchoub, qui avait raté Wolkswagen/Ennakl, de se rabattre sur le bloc d'actions représentant 66,70% dans la société City Car, concessionnaire de la marque Kia (un autre morceau de l'ancien empire de la famille El Materi, confisqué par l'Etat) pour un montant de 114 millions de dinars (MD). Cette transaction a éliminé le groupe Chakira de la famille Elloumi, ainsi que le groupe Comet de la famille Driss.
Les affaires vont bien pour ces «familles» épargnées, avec quelques autres, par les règlements de compte qui ont suivi le 14 janvier 2011.
Transparence, transparence...
Une première remarque s'impose cependant: dans cette course aux acquisitions, on ne nous dit pas tout. Comment se déroulent les appels d'offres? Qui participent aux adjudications?
A priori tout est fait au su et au vu de tout le monde. Les ouvertures des offres des soumissionnaires se font publiquement. On peut considérer que ces transactions se négocient dans la transparence la plus totale. Et pourtant le scénario a l'air d'être écrit d'avance!
Pour éclairer le lecteur revenant à une pratique dénoncée, en son temps par le journal ''Le Monde'', et qui concerne les appels d'offres des grands chantiers lancés par l'Etat français.
Les grands du Btp se réunissaient «incognito» et se répartissaient les adjudications. On savait d'avance que sur tel grand projet, c'est X qui obtiendrait le marché, les autres adversaires ayant convenu à l'avance d'être «plus disant» sur ce coup. Et ainsi de suite. On avait de ce fait une véritable collusion entre de «faux» concurrents qui s'arrangeaient à l'avance pour se partager le butin.
A lire les infos qui nous sont distillées sur la récupération des biens confisqués par l'Etat, on peut raisonnablement penser à cette pratique, qui n'est en rien une «spécialité» française. Partout dans le monde, ce sont en effet les mêmes pratiques «monopolistiques» qui dominent les transactions en tout genre.
Rachid Ben Yedder.
Dans l'affaire Ennakl/Volkswagen, le groupe Bouchamaoui ne proposa que 142 petits millions de dinars lorsque Poulina/Parenin en proposait 238. Qu'est-ce qui explique cette différence?
Pour City Car/Kia, les familles Bouchamaoui/Chabchoub remportent le morceau avec 114 MD face au groupe Comet qui n'en proposa que 70... La famille Elloumi prétexta vouloir la totalité de la société City Car/Kia alors que l'on savait d'avance que 30,75% devait être introduit en bourse, ce qui «l'élimina» de la transaction.
Les «perdants» et les «gagnants»
Les cartes se redistribuent sous nos yeux dans le paysage capitalistique tunisien et certains continuent de nous assommer avec cette diarrhée vantant «la trêve sociale» en réclamant, à l'instar de notre provisoire de Premier ministre, «une période d'apaisement» jusqu'aux futures élections, elles-mêmes repoussées aux calendes grecques.
La crise ne faisant pas que des malheureux, et pour reprendre les paroles de M. Ben Ayed, «contre vents et marées, le vent tournera en notre faveur». Et il a de quoi caqueter...
La lecture des bilans rendus publics de la Poulina Group holding (Pgh) fait ressortir un versement de dividendes pour l'année 2010 de 46.908,553 MD. Ce chiffre est à mettre en face des 51.303,596 MD de charges du personnel, c'est-à-dire l'ensemble de la masse salariale comprenant aussi les salaires des hauts cadres des sociétés de la holding, qui sont à la fois juges et parties, salariés et actionnaires, sans oublier les jetons de présence qui agrémentent leurs revenus, un amuse-gueule en quelque sorte.
Pour 2011, l'augmentation des salaires due au climat quasi insurrectionnel engendrée par la fuite du dictateur, le 14 janvier 2011, fut un tsunami social pour un groupe qui s'est toujours vanté de ne pas connaître de grèves, ou si peu.
De la demande d'abandon de la sous-traitance en passant par l'intégration des intérimaires, l'adoption de nouvelles conventions collectives et d'horaires fixes de travail, le reclassement de certains employés, la majoration des salaires et primes et même la revendication du départ de dirigeants de premier plan de sociétés appartenant à la holding, ce fut une «révolution dans la révolution».
Une leçon à méditer par tous ceux qui ne virent dans celle-ci, au mieux qu'une «simple révolte», au pire une fantastique manipulation de tout ce que la planète compte d'«agents secrets».
Hichem Elloumi
Le conseil d'administration est seul habilité...
M. Ben Ayed, en capitaine d'industrie averti, s'il lâcha du lest sur tout ce qui était de l'ordre de revendications à caractère syndical, sachant faire le dos rond face à la bourrasque sociale, resta de marbre face à la revendication de voir le personnel s'immiscer dans ce qui ne le regarde pas: la gestion des entreprises et la révocation des dirigeants qui est «du seul ressort du conseil d'administration, seul habilité à révoquer un responsable».
Du coup, cette année 2011, vit les «charges du personnel» plafonnées à 71 213,164MD. Cela n'empêcha pas le conseil d'administration de verser 29.001,432 MD de dividendes. On ne peut tout de même pas mettre les chers actionnaires sur la paille pour fait de «révolution».
De cela, nous pouvons tirer une première conclusion.
Alors qu'en 2010, le groupe Poulina a versé presque autant de dividendes que de salaires, le voilà, en 2011, contraint et forcé de verser, pour fait de grèves, environ moitié moins de dividendes pour ses actionnaires. Attendons de lire le bilan 2012 pour voir si les choses évoluent et dans quel sens.
En tous les cas, on peut, dès à présent, reprendre tous les bilans établis par nos valeureux dirigeants de holdings nationales pour faire une comparaison entre le poste salaire, autrement dit le poste des producteurs des richesses de ces entreprises et celui des dividendes, c'est-à-dire les profits faits sur le dos de ceux qui produisent et triment pour des salaires souvent mangés par l'inflation.
«Crise» vous avez dit «crise»
C'est dire que la crise, si crise il y a, n'a point la même saveur pour «ceux d'en bas» et «ceux d'en haut», ceux-là même qui n'hésitent pas à tapir près de la moitié de leurs richesses à l'abri des banques étrangères.
Global Finance Integrity a estimé, en janvier 2011, que la fuite illicite de capitaux tunisiens était de l'ordre de 1,16 milliard de dollars US par an pour la période 2000-2009, autrement dit environ 20 petits milliards soustraits à la communauté nationale.
Le cabinet américain Boston Consulting Group estime, dans son étude sur les «Fortunes mondiales en 2012», que les tunisiens riches sont, en Afrique du Nord, ceux qui expatrient le plus, illégalement, à l'étranger. Dans ce classement des pays victimes de fuites des capitaux, nos milliardaires tunisiens tiennent la pôle position (45% de leur fortune), devant leurs comparces marocains (seulement 30%).
Les transferts illégaux s'exerçant le plus souvent via des activités commerciales masquées (fausses factures fournisseurs, sociétés écrans à l'étranger...); complicité des familles à l'étranger (enfants étudiants à l'étranger) ou plus prosaïquement en recourant à la valise remplie de billets en devises échangées sur le marché parallèle de devises.
Rapporté au nombre d'habitants, ce sont rien moins que 110 dollars US par tête de Tunisien, retenez bien ce chiffre, qui sont détournés annuellement...
On ne va pas finir sans signaler que ceux-là mêmes qui traficotent avec les devises chèrement acquises se font un malin plaisir d'arnaquer le fisc. Les responsables syndicaux du Trésor Public estiment que c'est un pactole équivalent au budget de l'Etat (environ 25 milliards de dinars) qui annuellement ne rentrent pas dans les caisses de ce dernier.
Portant, on continue d'entendre cette litanie de «ceux d'en haut» qu'il leur faudrait «une trêve sociale» et «une période d'apaisement» afin que le «climat des affaires» retrouve des couleurs. S'ils le disent...
Pendant ce temps les actionnaires de Poulina Group Holding ont palpé 17% de bénéfices sur leurs actions. Alors que les salariés du groupe ont dû, et on est en pleine «révolution», se contenter d'«arracher» une augmentation qui couvre tout juste le taux d'inflation: 5%
Rapporté au même taux d'inflation, les actionnaires, eux, peuvent dormir sur un matelas bien douillet de 12%. Par rapport à une situation économique «atone», c'est carrément indécent.
* Membre du Front Populaire, fondateur du «Comité de soutien du Bassin Minier de Gafsa» (février 2008), animateur du «Collectif Boycott des élections» (2009), animateur «Collectif de soutien luttes sociales au Maghreb» (2009), fondateur du Comité de solidarité avec Sidi Bouzid (19 décembre 2010).