Décembre 2010 – décembre 2012 : Voilà deux ans maintenant que la révolution a «dégagé» l'ancien régime. Et pourtant le cœur des Tunisien(ne)s n'est visiblement pas à la fête. Et pour cause!
Par Mohsen Dridi*
Ennahdha n'a eu de cesse, depuis plus d'un an, de stigmatiser et de criminaliser les revendications et les luttes sociales et, surtout, n'a pas manqué une occasion pour harceler l'Ugtt au prétexte que c'est elle qui organise les grèves et les mouvements sociaux. Comme si l'Ugtt n'était pas là dans son rôle!
Ce comportement du parti islamiste au pouvoir dénote une grave méconnaissance de la place et du rôle historique joués par la centrale syndicale dans la formation de conscience politique nationale des Tunisien(ne)s, comme montré le précédent article.
3/ La violence politique, un précédent grave!
L'introduction de la violence pour régler les questions politiques est à mes yeux la troisième grande erreur des islamistes.
Jusque là, en Tunisie, la violence politique était l'apanage du pouvoir à travers l'omniprésence de sa police politique et de la répression qu'elle faisait subir aux opposants. Ce n'est donc pas par hasard que le 14 janvier 2011, c'est face au ministère de l'Intérieur que les dizaines de milliers de Tunisien(ne)s se sont donnés rendez-vous pour signifier un «dégage!» cinglant au régime.
Houcine Abassi au cours d'une conférence de presse au sujet de l'attaque du siège de l'Ugtt le 4 décembre 2012.
C'était une violence d'Etat, injustifiée et illégitime parce que instrumentalisée par le pouvoir politique, mais c'était une violence auquel l'Etat a toujours cherché à donner un semblant de «légalité» même si ce n'était que «sa» propre vision de la légalité. Il fallait simplement «sauver les apparences». A telle enseigne que les Tunisien(ne)s en général et les opposants et/ou défenseurs des droits humains en particulier s'étaient, au cours des 5 décennies écoulées, sinon habitués du moins n'en étaient pas étonnés et ont tout fait pour contourner, à leur tour, cette difficulté.
Or, aujourd'hui, après la révolution, et ce depuis le milieu de l'année 2011, nous assistons à un phénomène, jusque là inconnu dans le paysage tunisien, où la violence politique prend le pas sur les débats d'opinions. Une violence politique qui ne fait que s'ajouter aux multiples dérapages de la répression, parfois aveugle, de la part de la police. La violence politique exercée, cette fois, par des groupes et des milices organisées contre d'autres tunisien(ne)s est un glissement dangereux et grave. Qu'il s'agisse des groupes présumés salafistes agissant comme sous-traitants dans certaines missions ou des «Ligues pour la protection de la révolution» soutenus par Ennahdha, voire même de groupes de voyous à la solde du crime organisé lié aux réseaux de l'ex-clan Ben Ali, Trabelsi et consorts... les Tunisien(ne)s découvrent, scandalisés et horrifiés, une face jusque là cachée de leur réalité.
La violence politique, qu'elle soit orale ou physique, s'installe, occupe l'espace public et peut même aller jusqu'à générer mort d'hommes, comme lors de l'attaque contre le consulat américain ou encore comme à Tataouine. Et cela au vu et au su de tous et surtout avec un laxisme de l'Etat frisant la complaisance voire la complicité.
Pratiquement tous les mouvements d'opposition ou ceux de la société civile, les médias, les intellectuels, les artistes, les femmes voire même certains islamistes modérés... sont ou ont été les cibles et les victimes de cette violence politique. A l'exception notable, toutefois, de tous ceux qui sont membres ou proches de la troïka au pouvoir et surtout d'Ennahda[7]. D'autant que nous avons affaire, de manière ciblée, à une stratégie qui consiste à stigmatiser, collectivement, de citoyen(ne)s en raison de leur appartenance à un corps de métier ou à telle ou telle catégorie, groupe ou genre. Une véritable chasse aux sorcières qui consiste à jeter en pâture des Tunisien(ne)s à la vindicte de milices et autres ligues aux relents fascistes.
L'Ugtt a souvent été la cible de ces groupes et de cette violence politique. Mais c'est la première fois que son siège et des responsables syndicaux sont ainsi visés. Ni Bourguiba, ni Ben Ali ne s'y sont jamais risqués!
Rassemblement d'instituteurs à la Place Mohamed Ali?
Le coup de force du 4 décembre 2012 lancé par les «Ligues de défense de la révolution» contre le siège et les responsables de l'Ugtt constitue donc une étape d'une extrême gravité tant par sa violence que par les objectifs d'une telle opération. L'Ugtt – et l'ensemble de la société civile – ne s'y est d'ailleurs pas trompé. L'appel à la grève générale lancé par le syndicat pour le 13 décembre 2012 était à la mesure de la gravité de l'événement. Et même si, pour des motifs tout aussi justifiés, cette grève a été suspendue après négociations avec le gouvernement, il n'en reste pas moins que le danger plane toujours tant que la violence politique demeure dans la stratégie d'Ennahdha et des fameuses Ligues et autres salafistes et jihadistes.
L'introduction de la violence politique est un précédent grave. C'est une ligne rouge que chacun se devait de ne pas franchir. La révolution, dans le long terme, enfantera, à coup sûr, une nouvelle société en Tunisie. Mais cela se fera plus ou moins lentement et concernera tous les domaines de la vie (politique, économique, social, culturel, environnemental...). Et tous les Tunisien(ne)s, à égalité des droits, vont y contribuer. Lentement, sans contraintes et sans violence. Le débat d'idée doit primer, les contradictions s'exprimer.
Mais, dans l'immédiat, ceux qui ont la responsabilité du pays, au sein du pouvoir comme en dehors, surtout dans cette phase de transition, ont la tâche et la responsabilité de bâtir les fondements du nouvel Etat démocratique, de la nouvelle république, se doivent de bannir des mœurs politiques la violence comme moyen pour arriver au pouvoir ou pour s'y maintenir. C'est une question de volonté politique et le consensus reste encore la meilleure garantie pour y parvenir.
Alors, faut-il mettre cette triple erreur sur le compte de l'amateurisme et l'inexpérience en matière de gestion de la chose publique mais aussi des difficultés réelles du moment?
Ou plus grave...
Dans le but manifeste de s'accrocher coûte-que-coûte au pouvoir, de s'y installer durablement, en mettant la main, au préalable, sur tous les rouages de l'Etat et de l'administration, en affaiblissant tout ce qui pourrait se mettre en travers de son chemin et en installant le pays et la société dans un climat de quasi-guerre civile?
* Militant associatif tunisien en France.
Note:
[7] N'en déplaise aux défenseurs zélés du pouvoir actuel et d'Ennahda en particuliers car, à ce jour, seuls des membres de la société civile, des médias, certains intellectuels, artistes ... qui n'ont pas les faveurs d'Ennahda ou encore ceux considérés - à tort ou à raison d'ailleurs – comme ayant des positions critiques ou hostiles à son égard, seuls eux ont été la cible de cette violence. Et, faut-il le rappeler, c'est la gauche, l'UGTT, et nombres de mouvements de la société civile ... qui ont été victimes de cette violence et non l'inverse.
Lire aussi :
Tunisie : L'Etat, l'Ugtt et la violence ou la triple erreur d'Ennahdha! (2/2)