C'est le modèle iranien, et surtout l'enchaînement des évènements qui ont mené à l'avènement d'une république islamique en Iran qui fascine Rached Ghannouchi et inspire sa stratégie de conquête du pouvoir, selon le même scénario, en Tunisie.
Par Salah Oueslati*
Avant d'analyser cette stratégie dans son hypothétique version tunisienne, il nous a parut utile de rappeler très brièvement les étapes qui ont donné naissance à la république islamique d'Iran.
La mainmise des islamistes sur le pouvoir en Iran
Il est important de souligner que l'opposition au Shah d'Iran était diverse et nombreuse : le Front national, composé d'intellectuels libéraux, le Parti communiste iranien qui avait une base au sein de la classe ouvrière iranienne et le Mouvement pour la liberté de l'Iran, un groupe libéral et laïc, dirigé par Mahdi Bazargan, très populaire en Iran et à l'étranger.
La révolution iranienne en 1979.
Cependant, le plus célèbre et le plus populaire des opposants au Shah était Ali Shariati. C'est l'assassinat de ce dernier à Londres en 1977 qui a propulsé Khomeiny au devant de la scène politique comme la figure de proue de la révolution.
Pourtant, à l'époque, le clergé iranien était divisé. Une partie s'est ralliée avec les libéraux laïcs, une autre avec les marxistes et une dernière petite faction s'est regroupée autour de Khomeiny en vue de la mise en place d'un État théocratique.
Jusqu'en 1978 l'opposition au Shah était composée essentiellement d'une grande partie de la classe moyenne plutôt laïque et favorable à une monarchie constitutionnelle. L'ascension de l'opposition islamique ne s'est faite qu'ultérieurement et s'explique surtout par sa capacité à mobiliser un mouvement de masse contre la dictature de l'époque.
Après la chute du régime du Shah, Mahdi Bazargan devient Premier ministre et son mouvement a tenté de mettre les bases pour l'instauration d'un régime libéral laïc. Les théologiens, notamment ceux proches de Khomeiny, donnaient l'impression de coopérer dans un climat de tension, mais dans le même temps, ils préparaient de façon méthodique leur stratégie de conquête du pouvoir.
La mainmise sur le pouvoir a commencé lorsque les islamistes ont montré leur capacité à rétablir l'ordre et en transformant les cellules révolutionnaires en comités locaux. Connus sous le nom de Gardiens de la Révolution à partir de mai 1979, ces derniers ont très vite réussi à s'emparer du pouvoir au niveau local à travers tout le pays, constituant ainsi un contrepoids aux forces armées, à l'opposition libérale et aux groupes armés de l'extrême gauche.
En juin 1979, le projet de constitution préparé par le Mouvement pour la liberté est rejeté par les alliés de Khomeiny car il ne donne pas suffisamment de place aux religieux et prône un régime présidentiel à la française.
En août 1979, le Front national démocratique est rendu illégal. Une nouvelle constitution est alors approuvée en décembre 1979 sous une forme substantiellement modifiée par rapport à la précédente. Celle-ci crée le puissant poste de «Guide Suprême», chargé de contrôler l'armée et les services secrets et pouvant mettre son véto à la candidature des prétendants au poste de président de la république. Khomeiny lui-même devient «Guide de la Révolution». Se sentant sans pouvoirs et en désaccord avec la direction que prend le pays, Bazargan décide de démissionner de son poste de Premier ministre en novembre 1979.
Bani Sadr est élu premier président de la république islamique en janvier 1980. Les partisans de Khomeiny renforcent leur pouvoir dans le pays en écartant leurs opposants. Le Parti populaire musulman républicain de l'Ayatollah Shariatmadri, un religieux modéré, est interdit.
Révolution tunisienne le 14 janvier 2011.
En février 1980, c'est au tour des Moujahidines du peuple, un groupe islamo-marxiste, d'être attaqués. Dans le même temps, les purges dans les universités et dans l'armée font rage. La stratégie de conquête de Khomeiny se déroule dans un climat de chaos politique total.
Profitant de ce climat, l'Irak de Saddam Hussein décide d'attaquer son voisin en septembre 1980. Une guerre qui n'a fait que consolider le nouveau régime. Ce dernier a en effet réussi à galvaniser le peuple contre l'attaque des troupes irakiennes pour asseoir son autorité.
Rached Ghannouchi l'apprenti Guide suprême
La Tunisie n'est bien évidemment pas l'Iran, et les situations dans les deux pays sont à bien des égards fort différentes, mais c'est le scénario des évènements qui a abouti à la mise en place d'une république islamique en Iran que Ghannouchi pensait être transposable à la Tunisie.
Depuis son retour de l'exil, si ce dernier a fait savoir qu'il n'était pas intéressé par un poste gouvernemental, il avait tout de même une idée précise quant au rôle qu'il serait amené à jouer dans la vie politique tunisienne. Ce choix n'est pas anodin dans la mesure ou le leader d'Ennahdha préfère l'ombre des coulisses du pouvoir à la lumière des responsabilités gouvernementales, très exposées, il est vrai, aux critiques des médias et des citoyens ainsi qu'aux aléas de la conjoncture. Cette décision montre aussi que celui-ci était sûr de son fait et conscient de son pouvoir.
En effet, notre «apprenti guide suprême» a montré à maintes reprises qu'il était capable de tenir ses troupes et savait se faire respecter et obéir au doigt et à l'œil. Il a suffit qu'il annonce la fin de la récréation pour ceux qui voulaient imposer l'introduction de la chariâ dans la constitution pour que tout le monde rentre dans les rangs avec une discipline qui force l'admiration. Les salafistes et les nahdhaouis radicaux ont en effet agi comme un seul homme.
Retour de l'Ayatollah Khomeiny à Téhéran.
Par la volonté du chef, du jour au lendemain, la question de la chariâ a disparu de l'ordre du jour. C'est que notre homme sait comment reculer pour mieux sauter et sait comment convaincre ses troupes que le repli tactique est une arme qui a fait ses preuves. Cet épisode montre, s'il en est besoin, l'influence réelle que le leader d'Ennahdha exerce sur les groupes radicaux et le respect qu'il inspire dans leur rang. Il montre, en outre, que sa capacité de nuisance, si d'aventure il décidait de l'exercer, est sans limite.
Derrière le manque de charisme et l'apparente bonhomie se cache en effet un animal politique redoutable, un tacticien hors du commun et un calculateur sans scrupule.
La conquête par Ennahdha des centres de pouvoir au niveau local et national après les élections d'octobre 2011 et l'occupation des mosquées par des imams proches de ce parti n'est pas différente de la stratégie entreprise par les partisans de Khomeiny pour verrouiller les pouvoirs locaux.
De son côté, Ghannouchi a toujours choisi d'agir en dehors de l'appareil gouvernemental pour semer le chaos dans le pays et faire émerger une opposition structurée autour des groupes radicaux aux ordres du chef suprême. L'activation des groupes salafistes et de l'aile radicale d'Ennahdha est une parfaite illustration de cette stratégie. Mais celle-ci a connu ses limites lorsque la ligne rouge fut franchie: l'attaque contre l'ambassade américaine à Tunis et l'oukase venu de l'Oncle Sam sommant le gouvernement de mettre hors d'état de nuire les partisans de cette mouvance.
Retour de Rached Ghannouchi à Tunis.
Des «Gardiens de la Révolution»... à la Tunisienne
Mais le leader d'Ennahdha n'est pas de nature à baisser les bras. Les «Ligues pour la protection de la révolution», véritables milices armées sans aucune légitimité démocratique, ne constituent que le dernier avatar des «Gardiens de la Révolution» iranien. Les propos provocateurs de Ghannouchi à l'encontre des dirigeants de l'Ugtt, suite aux agressions commises par les membres de cette milice à l'encontre des syndicalistes, à l'occasion de la commémoration du soixantième anniversaire de l'assassinat de Farhat Hached et le bras de fer entre le gouvernement et l'Ugtt qui s'en est suivi, n'est qu'une autre tentative désespérée pour semer le chaos dans le pays.
Si le scénario iranien tant espéré n'a pas eu lieu en Tunisie, le leader d'Ennahdha cherche alors d'autres moyens pour mettre en place une dictature théocratique en Tunisie. Et la stratégie du chaos a échoué que reste t-il alors au leader d'Ennahdha pour atteindre son objectif?
Entre le rêve du scénario iranien et la réalité du contexte tunisien, le «Guide suprême» n'a d'autres solutions que de s'adapter. Par exemple, utiliser tous les moyens y compris la violence pour empêcher les partis de l'opposition d'organiser des réunions électorales dans le pays. Les milices d'Ennahdha, autoproclamées «Ligues pour la protection de la révolution», sont désormais l'instrument de choix pour mener à bien cette entreprise. La connivence des ministres de l'Intérieur et de la Justice assure à ces derniers une protection au plus hauts niveaux et une impunité totale contre tout risque d'arrestation ou de poursuite judiciaire.
La soif de pouvoir d'un redoutable manœuvrier
Une stratégie de dernier recours pourrait consister à opter pour le passage en force à l'instar de ce qui s'est passé en Egypte. L'adoption d'une constitution avec la connivence des membres de la Troïka et l'organisation d'élections législative et présidentielle dans un contexte chaotique marqué par la fraude et la violence, une stratégie de dernier recours dont les risques sont incalculables aussi bien pour Ennahdha que pour le pays.
Ce scénario pourrait se réaliser si le leader d'Ennahdha venait à placer ses hommes aux postes clés d'un nouveau gouvernement, y compris celui de Premier ministre, lors d'un remaniement à venir.
Depuis la révolution, le peuple tunisien assiste à autant de manœuvres déployées dans le seul but de satisfaire les ambitions d'un seul homme, pour assouvir sa soif de pouvoir et pour lui permettre d'imposer son idéologie à un peuple trois fois millénaire.
Cependant, le peuple tunisien a, depuis la révolution, fait preuve d'une maturité remarquable et a réussi à chaque fois à déjouer ces manœuvres.
* Universitaire.