Les véritables enjeux de la décentralisation et de la démocratie locale et participative dans notre pays résident dans une meilleure gouvernance du territoire et une gestion optimale des ressources locales.
Par Rym Ben Zid*
L'accès limité et le contrôle insuffisant des ressources naturelles se trouvent au cœur des revendications des populations de l'intérieur du pays. Il s'agit là du véritable enjeu de la révolution du 17 décembre 2010. A titre d'exemple, cela concerne les ressources halieutiques à Kerkennah (Sfax), forestières à Ain Draham (Jendouba), en eau à Kebili Nord (Kebili) et dans tous les gouvernorats du nord-ouest, en terre à Bargou (Siliana) et Sakiet Sidi Youssef (Kef), en phosphate dans le bassin minier (Gafsa)...
Des ressources naturelles en quantité suffisante
Cette contrainte transversale à différents secteurs et sous secteurs d'activité (agriculture, pêche, exploitation forestière, tourisme, industrie) se décline sous des formes multiples sur tout le territoire tunisien.
Les ressources naturelles existent en quantité suffisante dans les territoires pour assurer un revenu décent et une vie digne aux populations des régions de l'intérieur du pays.
Le contrôle durable des ressources naturelles par les habitants des territoires est déterminant de toute dynamique de développement territorial et, par extension, de création de richesse, d'investissement et sous tend la création d'emplois.
En effet, le développement de filières, longues ou courtes, dans les territoires, et notamment, les filières agro-alimentaires, nécessite d'exploiter une superficie de terre viable, d'utiliser une quantité d'eau suffisante, d'accéder à une quantité de ressources forestières (champignon, lentisque, myrte...) minimale ou une quantité de poisson ou de poulpe substantielle pour développer une activité économique rentable, permettant d'assurer la reproduction de la famille.
Il s'agit d'amorcer, à terme, un processus d'accumulation, base de l'investissement, pour développer des infrastructures et des unités de transformation, de conditionnement et de stockage dimensionnées selon les besoins et les capacités de gestion présents dans les territoires.
Remédier aux blocages institutionnels et règlementaires
Des blocages institutionnels générés par les cadres réglementaires comme le maintien d'une part élevée de la superficie des terres fertiles disponibles sous le régime de terres domaniales, non accessibles, aux populations locales mais, également par certaines pratiques, comme la pêche abusive au chalut dans le Golfe de Gabès, privent les habitants de l'intérieur du pays de l'accès aux ressources naturelles malgré qu'elles soient engendrées ou existent dans leurs territoires comme, l'eau et la terre dans le nord-ouest, la forêt à Ain Draham, les ressources halieutiques autour des îles Kerkennah.
L'accès individuel ou collectif aux ressources devrait permettre d'augmenter la valeur ajoutée par travailleur ou par unité de ressource (hectare de terre, m3 d'eau, hectare de forêt) au niveau du segment amont de la filière, constitué de petits producteurs, pêcheurs artisanaux, usagers de la forêt, disposant de capacités financières limitées.
Une nature généreuse qui n'a pas livré toutes ses richesses.
S'assurer du maintien et du renforcement des interrelations et de la complémentarité entre les filières dominantes dans un territoire devrait permettre de préserver les écosystèmes au niveau local. Certains, très originaux, sont à inscrire dans le patrimoine national, comme la pêche artisanale à pêcherie fixe (Charfia) à Kerkennah utilisant les palmes, sous-produits de palmiers dattiers, l'écosystème forestier à Ain Draham basé sur la valorisation des nappes de champignon et autres sous-produits forestiers (lentisque, myrte...) et utilisé pour l'élevage comme pâturage à certaines périodes de l'année, la complémentarité entre les cultures maraîchères sous serre chauffées avec des eaux géothermales et la culture de palmier dattier irriguée avec les eaux de chauffage après refroidissement à Kébili, le système de polyculture-élevage à Bargou où la présence des cultures céréalières et fourragères est la condition sine qua non du développement de l'élevage ovin car elles produisent la paille et le foin, nécessaires à l'alimentation animale.
Vers des systèmes de gouvernance plus participatifs
L'accès et le contrôle des ressources naturelles dans les territoires et l'organisation de filières territorialisées dans l'objectif de maximiser la part de la valeur ajoutée, qui reste ou revient dans les territoires, supposent deux types de gouvernance.
Un premier système de gouvernance du territoire est à mettre en place au niveau local en créant une instance représentative des acteurs dont les responsables sont élus et disposant d'un organe exécutif chargé de la mise en œuvre de la stratégie territoriale concrétisant la vision commune des acteurs et du suivi de l'exécution des projets collectifs et individuels de différente nature (agricole, agro-alimentaire, éco-touristique, d'infrastructure), dans le but de développer les territoires et de renforcer la cohésion sociale en leur sein. Les Comités de développement locaux créés par un décret daté de juin 2012 ou les groupes autogérés constitués dans certaines délégations pourraient jouer ce rôle à condition que leur statut juridique, à définir, permette d'inclure le plus grand nombre d'acteurs, que ces derniers disposent du pouvoir de décision dans tout ce qui relève de la gestion du territoire et qu'ils soient présidés par des élus.
Le deuxième système de gouvernance consiste à instaurer au niveau des filières dominantes une instance interprofessionnelle pour s'assurer qu'une plus grande part de valeur ajoutée revienne aux habitants des territoires, et de ce fait, contribuer à une meilleure répartition de la richesse et à plus d'équité. Ce système de gouvernance filière, passant par le renforcement de l'organisation des acteurs à chaque segment et la mise en place d'espaces de concertation et de dialogue inter-acteurs, doit renforcer les capacités des petits producteurs et pêcheurs artisanaux, situés en amont des filières ainsi que leur pouvoir de négociation.
Tabarka, la vitrine du nord-ouest, une région aux richesses mal exploitées.
Le développement territorial et la promotion des filières territorialisées et interactives ne sont possibles que dans le cas où des mécanismes de financement durables, gérés par les instances locales représentatives, sont mis en place au niveau local et régional. Ces mécanismes de financement peuvent être multiples et de différente nature: mobilisation de ressources financières par les collectivités locales à travers la fiscalité locale ou, par exemple, constitution d'un fonds de développement local auquel contribueraient les différents types d'acteurs.
Le ministère du Développement régional et de la Planification travaille sur la mise en place d'un fonds d'investissement régional dans chaque gouvernorat; les priorités de financement de projets à intérêt collectif ou individuel seraient établies par un Comité de suivi de ce fonds, représentant toutes les parties prenantes. Le fonds sera alimenté par des contributions de l'Etat, des bailleurs de fonds et des banques ainsi que par des souscriptions privées, même modestes; il sera une occasion de concrétiser la solidarité des acteurs dans les régions et entre les régions de Tunisie. Des mécanismes de financement doivent être envisagés pour canaliser les financements vers les territoires, c'est-à-dire au niveau des délégations. L'utilisation et l'allocation de ces financements seraient décidées, en toute autonomie, par les acteurs locaux en fonction de la vision qu'ils se font du développement de leur zone. Ces derniers éléments sont les véritables enjeux de la décentralisation et de la démocratie locale et participative dans notre pays.
*Consultante en agroéconomie et développement agricole.