De Sami Fehri aux salafistes: la même détresse humaine, la même impuissance des mots, la même détermination face à la mort qui rôde...
Par Dr Lilia Bouguira
Che Guevara dit à ses enfants dans une lettre: «Votre père a été un homme qui a agi comme il pensait... Souvenez-vous que la révolution, c'est le plus important et que chacun de nous, seul ne vaut rien. Surtout, soyez toujours capable de sentir en vous-même chaque injustice commise contre votre prochain dans n'importe quelle partie du monde.»
Je suis allée encore en visite à la prison. Cette fois à la prison de Mornaguia de Tunis, avec un groupe de médecins indépendants pour visiter les grévistes de la faim.
Je suis arrivée en retard de sorte que les groupes ont été faits sans moi, aussi rentrais-je seule sans grande direction. Je suis conduite fortuitement dans le bureau réservé à Sami Fehri. Trois visiteurs m'y ont précédée.
Je rentre puis hésite et sors. Je pensais me tromper parce que j'étais devant un homme amaigri, méconnaissable. Seuls ses yeux et leurs brillants me ramenèrent à lui.
Je prends le train en marche puis décide d'agir en bon médecin selon mes convictions. Je le mets en confiance puis lui pose des questions pratiques. Il accepte de se faire piquer et de me laisser prendre sa glycémie au doigt. Je note son poids qui a chuté de près de dix kilos par rapport à son entrée et surtout depuis sa grève sauvage.
Je mesure également sa diurèse en le questionnant. Je comprends que le risque est important alors je décide d'agir et de l'amener à la réflexion.
Je lui donne le quart d'heure pour décider. Lorsque je reviens vers lui, il avait mis son accord de partir à l'hosto.
Je passe la plupart de ma journée jusqu'au milieu de l'après-midi à rencontrer les salafistes grévistes. Je les vois un-à-un, accompagnée de mes collègues.
Je rencontre le premier. C'est un blessé de la révolution de la prison de Borj Erroumi, retenu pour de nombreux délits dont des braquages et pour lesquels il risque de longues années de prison. Il est sur fauteuil roulant, a perdu l'usage de la marcheuse à cause de sa faiblesse, a suturé sa bouche de l'intérieur et s'est ouvert le ventre devant son juge d'instruction la veille au tribunal.
Il entame sa grève pour accélérer sa sortie. Je suis scotchée par cette grande détresse humaine. Un gamin de vingt deux ans, seul garçon et seul sponsor de sa famille. Qui le ramènera à sa maman? Qui pansera sa maman? Qui? Qui? Qui?
Je m'approche de lui, censure les yeux qui se tournent vers moi d'un signe capté par mes collègues. Je prends ses mains, lui le salafiste aux yeux baissés, enduré depuis son admission dans ces hauts lieux de détention.
Je lui souffle bêtement: «T'es un con aussi mignon que t'es?» Je lui explique les ''Qui'' de plus haut?
Je refais une virée et résume : laisse moi voir ta plaie mon enfant. Je sais que tes entrailles sont au dehors, rien qu'en te prenant la main qui devrait être froide depuis ces quatorze jours de grève sauvage.
Laisse-moi te prendre à l'hôpital et je te promets de faire mon maximum pour te venir en aide et faire revoir ton procès par de grands avocats.
Je parle, je parle sans m'arrêter, jusqu'à ce qu'il s'assagisse et consente à le prendre se faire soigner hors de ces murs de détention.
Je rends visite aussi à quatre autres salafistes. Des gamins enturbannés à la barbe fine trop chou pour une maman comme moi aussi avide que moi d'amour et de paix. Je suis atterrée par leur face amaigrie, leurs traits tirés par de longues nuits de veille et de faim. Je suis atterrée par leur discours défaitiste de perdus et de désespérés. Je suis atterrée par la froideur de leur corps, de leurs mains, de leurs lèvres bleues, de leur peau asséchée et de ces corps affaiblis tous sur des fauteuils roulants depuis des semaines déjà.
Des gosses d'à peine vingt ans frappés, tous démunis, affaiblis et qui, depuis plus de trois jours, n'urinent plus parce qu'ils n'ont plus rien à pisser.
Je leur hurle la sonnette d'alarme, le grave danger, le non retour des organes nobles une fois entamés. Je me revois la scientifique à la con déployer mes muscles de savant. Je me revois le médecin encore à la con me heurter à la détresse humaine parce que nos yeux et nos cœurs se sont fermés sur eux dès qu'ils ont franchi les portes de l'enfer.
Je ne cautionne rien, ne défends rien et je n'en ai point la prétention d'ailleurs, mais ce qui me crève le cœur c'est qu'à chaque fois, je me fais avoir et oublie ma mission d'humaine et de droit de l'homme où que soit l'injustice comme me le rappelait Che Guevara plus haut.
Je m'en veux encore plus lorsque leur ténor leur insufflait de ne pas m'écouter, de ne pas rompre leur grève et que le paradis était à deux doigts. Je m'en veux à mourir lorsque je lui hurle: «Et toi pourquoi ne la fais-tu pas? Pourquoi les entraînes-tu sans en prendre part? Pourquoi cet encouragement? Pourquoi ces morts, deux déjà, celles de Bakhti et de Golli auparavant et maintenant bientôt ces quatre autres?»
Je m'en veux encore à mourir lorsque je tonne un finish merdique: «Je suis sûre que tu ne dors pas la nuit et que tes amis reviennent chaque soir te hanter? Non mon enfant, n'en rajoute pas, tu n'es pas de taille à affronter les démons!»
La crue bat son plein. La digue se rompt et le géant fond en un enfant. Sa voix se casse d'un coup et montre un tremblement: «Vous porterez à jamais notre perte; vous nous avez remis à nos bourreaux; vous nous avez brûlés avec la même flamme qu'autrefois Zaba brûlait les islamistes et les politisés. Vous nous avez diabolisé sans vérifier. Vous nous avez livrés crus sans regarder avec deux poids et deux mesures l'une pour les autres arrêtés dans diverses dossiers de violence comme Siliana et les salafistes comme des terroristes et du jamais vu.»
Tous pêle-mêle. Des arrestations en vague. Des interventions des plus musclées sur des innocents pour la plupart avec des preuves à l'appui. Il vous fallait un chiffre et ce chiffre, il fallait l'avoir coûte-que-coûte, même si nous devions en payer les frais. Vous porterez ces morts jusqu'en Géhenne parce qu'encore vous-vous remettez à oublier comme Zaba vous a fait.
Je ne sais plus qui avait de nous tous l'air le plus défait. Mes visiteurs hommes tournaient la tête pour s'essuyer. Moi comme à mon habitude, sans retenue, je pleurais. Je savais qu'il y avait du vrai dans ce qu'il disait. Nous aimons tous nous conforter de vérité facile et de bouc-émissaire pour nous essuyer.
Il termine son speech avec une prière affectueuse où il me prouvait qu'encore le bien pouvait exister. Il sort escorté de ses amis d'infortune. Un particulièrement me suit du regard comme dans un dernier adieu. Je bafouille, écourte ma visite parce que l'air me manque.
J'ai eu ouïe ce matin, après quatre jours, qu'ils ont été hospitalisés d'office avec deux autres inanimés d'urgence en réanimation. Celui aux intestins dehors et qui a refusé tout soin après sa sortie à l'hôpital avec Sami Fehri au point de se pendre ou de se mutiler avait un boyau complétement nécrosé.