Le gouvernement laisse faire l'économie informelle en essayant de la retourner à son avantage. La nouvelle culture économique du «zakat généralisé», au-delà du 21/21 ou du 26/26, est une véritable opportunité politique...
Par Hédi Sraieb*
La forte tradition étatiste en Tunisie a fait toute l'originalité de «l'expérience de développement» enclenché depuis l'indépendance. Cette tradition il est vrai n'était pas tout à fait nouvelle, puisque l'on en retrouve la trace dans l'histoire beylicale puis coloniale.
On peut toujours ergoter sur la date du recul de l'interventionnisme étatique et le retour à une pratique plus libérale de l'action publique, que certains situent au tournant des années 70, ou bien, autour des années 80, avec le désengagement plus prononcé de l'Etat de la sphère productive. Il n'en reste pas moins vrai que cette action reste prégnante face à des forces productives bien trop faibles et qui ne peuvent en définitive asseoir «durablement» leur essor que de manière encadrée par des dispositifs d'inclusion (législatifs, réglementaires, financiers) limitant au mieux les dérives d'exclusion.
Les conditions de l'emprise mafieuse
Toujours est-il que cette révolution a mis à nu, la réelle «emprise» de l'Etat sur la «société civile» (au sens gramscien du terme). Un secteur «informel» en pleine expansion depuis déjà quelques années et sans doute accentuée depuis la révolution.
Le phénomène était certes connu de longue date: trafics illicites transfrontaliers, non déclaration de salariés, amplifié ces dernières années par l'apparition d'une économie «mafieuse». Mais ce phénomène restait en quelque sorte circonscrit et sous contrôle par des appareils d'Etat encore suffisamment «vigilants» et «répressifs».
De l'essence libyenne de contrebande en vente au bord de la route au sud de la Tunisie.
Jusqu'à la révolution, toute la nébuleuse du contrôle social direct (des ministères aux délégués, en passant par l'omda) comme indirect (chambres de métiers, offices, Cdra et autres) permettait de prévenir tout débordement excessif, même si dans le même temps le népotisme, la prédation et la corruption avaient tendance à jouer en sens inverse et à accroitre ce qui n'était jamais que de l'exclusion sociale, mais d'emprise mafieuse...
Avec la révolution et la disparition des principaux donneurs d'ordre, l'économie informelle s'est, dans un premier temps, effondrée sur elle-même, comme en témoigne l'exode massif de plus de 30.000 jeunes vers l'émigration clandestine. Puis, les circuits se sont reconstitués et même élargis, différemment certes, mais à partir de sources préexistantes ou renouvelées. La multiplication des marchés ambulatoires, la prolifération du travail clandestin journalier, l'urbanisation anarchique, laissent entrevoir une possible aggravation de ce phénomène.
Reste bien entendu que sa croissance est difficilement mesurable. FMI, comme l'Utica, en passant par l'Institut national de la statistique (Ins) s'y cassent les dents. Chacun y va de son estimation. En toute première approximation, l'économie non déclarée représenterait jusqu'à 30% de la richesse produite et pourvoirait à près de 40% de l'activité de travail de la population en âge de travailler.
La Douane tunisienne fait de son mieux, mais il y a loin de la bouche aux lèvres.
Economie informelle, emplois informels...
Comme beaucoup d'autres analystes, nous faisons l'hypothèse que ce phénomène s'est maintenu à ces hauteurs, voire sensiblement amplifié. Le chef du gouvernement Hamadi Jebali est lui-même convaincu, affirmant lors de la rencontre organisée par l'Utica «que le secteur informel progressait plus vite que le secteur formel».
Présomption par ailleurs confirmée par notre éminent confrère Nidhal Ben Cheikh qui écrit dans ''La Presse'' du 2 janvier 2013: «Je viens de finaliser une note de recherche sur l'étendue et la mise en carte de l'économie informelle en Tunisie selon l'approche de l'Organisation internationale du travail (Oit). S'en dégagent des résultats inquiétants rien que pour l'année 2010: 37% des emplois occupés dans le secteur privé sont informels, c'est-à-dire démunis de toute forme de protection sociale, correspondant à une population de 961.000 personnes. Comparé au secteur privé non agricole où le taux d'emplois informels est de l'ordre de 33% soit une population de 665.000 occupés, les niveaux d'emplois informels sont de loin plus élevés au niveau du secteur privé agricole qui affiche un taux préoccupant de 52%.
Par conséquent, et en l'absence d'une véritable politique active de l'emploi et de sous-investissement public manifeste (le taux d'exécution n'ayant pas dépassé 35%) en 2012, et face à une croissance naturelle de la population en âge de travailler de l'ordre de 0,1%, soit approximativement de 100.000 personnes, il y a donc tout lieu de penser que la sphère informelle aurait grossi.
Contrebande d'essence sur la frontière libyenne.
Il est vrai que les statistiques du chômage auraient tendance à infirmer cette hypothèse. Mais l'importance prise par cette économie sous-terraine n'en reste pas moins réelle, d'autant plus inquiétante que la «présence effective» des appareils d'Etat semble être moins «tenue» et «moins ferme» que par le passé.
La disparition des «omdas patentés», la «neutralisation» des légitimités habituelles (valse des nominations régionales et locales), la «passivité» manifeste des forces de police et autres structures de contrôle (prix, contentieux, etc.), laissent augurer d'une possible aggravation du phénomène. Notre confrère fait bien d'insister: «L'un des périls que la Tunisie pourrait encourir consiste à ce que des groupuscules mus par des desseins obscurs, seraient à l'affût de signaux d'affaiblissement de l'Etat central en émettant leurs tentacules par-delà leurs zones d'influence, en convertissant des pans entiers de la population dans la nébuleuse de l'économie informelle. Il s'agit d'un risque majeur que les pouvoirs publics se doivent de gérer en misant sur la reconquête de l'autorité perdue moyennant une stratégie actionnant plusieurs leviers dont en premier lieu l'extension de la couverture sociale à l'économie informelle». Et Nidhal Ben Cheikh d'enchaîner: «J'aimerais attirer l'attention sur les risques de dérapages irréversibles comme c'était le cas lors de la prolifération de l'économie des bazars en Algérie en relation certaine avec les mouvances salafistes et aussi le cas typique de l'échec de la transition russe pour cause d'une poussée de la criminalité, des cartels mafieux et de l'informalité».
Contrebande d'essence sur la frontière libyenne.
La culture de la «zakat généralisé»
Loin de nous l'idée de vouloir jouer les oiseaux de mauvais augures, mais bien plus sûrement le souci de vouloir alerter une classe politique, qui – et pour ainsi dire –, a négligé la question économique, mais qui semble encore totalement inconsciente de la bombe à retardement qui s'installe dans le pays, prête à exploser à la moindre étincelle.
Il est vrai, les responsabilités des uns comme des autres ne sont pas tout à fait partagées.
Le gouvernement «provisoire» dispose d'outils d'observation comme d'intervention.
Alors, on peut être enclin à faire une autre hypothèse, celle d'une situation subie mais retournée à son avantage: laisser faire les forces «naturelles» pour ensuite en incriminer les «ex» de l'ancien régime, pêle-mêle Rcd, Ugtt, opposition..., tout en prodiguant de manière différenciée (couches vulnérables) et ciblée (opportunité électorale à venir) les bienfaits de cette nouvelle culture économique, méconnue jusque là, celle du «zakat généralisé», bien au-delà du 21/21 ou du 26/26. Une véritable opportunité politique vous-en conviendrez...