Précisions à propos l'article «Révolution et recomposition du paysage des groupes privés en Tunisie», publié, le 26 décembre dernier, par Kapitalis. Les groupes privés tunisiens, souvent œuvre d'un pionnier (self made man), sont une chance et une fierté pour le pays.
Par Mohamed Fessi*
Que reproche-t-on au juste à ces groupes? De faire des bénéfices. Mais il est dans la logique des choses que des entreprises privées réalisent des bénéfices. Il n'est nul besoin d'être diplômé de Harvard pour comprendre que l'entreprise est un lieu de création de richesses, et qu'elle est au cœur de la croissance des richesses de notre époque.
Les investissements de demain et les emplois d'après-demain
S'il est vrai que l'entreprise privée est organisée pour faire du profit, en valorisant, en premier lieu des objectifs financiers, comme la création de valeur pour ses associés et/ou actionnaires, il n'en demeure pas moins vrai que des notions de responsabilité sociale, d'éthique des affaires, ou d'entreprise citoyenne commencent à faire jour, dans les pays développés, et en Tunisie également.
Comme l'a si bien l'ex-chancelier allemand Helmut Schmidt: les profits d'aujourd'hui sont les investissements de demain et les emplois d'après-demain. Une part non négligeable des bénéfices engrangés par ces groupes de sociétés est réinvestie. Car ces groupes tirent avantage, et ils ont raison, d'une fiscalité incitative en matière de réinvestissements aussi bien physiques que financiers. Le code d'incitation aux investissements prévoit de nombreuses incitations sous formes d'exonérations fiscales, de primes à l'investissement et de prise en charge des frais d'infrastructure et des cotisations patronales au titre du régime de sécurité sociale.
Ces groupes qui sont dans la majorité des cas l'œuvre d'un pionnier (self made man) sont une chance et une fierté pour le pays. C'est grâce à eux et aux investissements directs étrangers (au 31 décembre 2011, 3.100 entreprises étrangères font travailler 325.000 personnes) que la Tunisie a pu afficher un taux de croissance moyen compris entre 4 et 5%, avec beaucoup d'inégalités entre les régions cela s'entend. Mais là aussi, il ne faudrait pas se tromper de débat. Ces groupes n'y sont pour rien dans la marginalisation des régions intérieures. Bien au contraire, beaucoup de ces groupes ont largement investi dans les régions dites défavorisées, ce qui a permis la création de dizaines de milliers d'emplois. Il est vrai que, comme signalé plus haut, ces groupes bénéficient de mesures fiscales incitatives.
Pour revenir au prétendu butin réparti entre «ceux d'en haut», il convient d'apporter certains éclaircissements.
A ma connaissance, le processus de vente des sociétés Ennakl et City Cars s'est déroulé en toute transparence. Un appel à candidature a été lancé par l'Etat. Des dossiers ont été déposés par les postulants. Une première sélection a été faite en présence des responsables (Allemands et Coréens). L'ouverture des plis pour le choix définitif a été faite au su et au vu de tout le monde.
Ces entreprises ont été survalorisées par les acquéreurs, c'est-à-dire les groupes Ben Yedder et Poulina pour Ennakl, et Bouchamaoui et Chabchoub pour la société City Cars, et l'Etat Tunisien a fait de très bonnes affaires. Et il est très facile de le démontrer.
La société Ennakl, distributeur exclusif des marques Volkswagen, Audi, Porche et Seat a été valorisée à 396 millions de dinars (60% du capital ont été acquis pour 238 MD), soit presque 25 fois le bénéfice de 2011, qui est de 16 MD.
La société City Cars, distributeur exclusif de la marque Kia a été valorisée à 171 MD (66,7% du capital ont été acquis pour 114 MD), soit presque 28 fois le bénéfice estimé de 2012. Le bénéfice de 2011 ne peut être retenu comme référence, compte tenu des dommages subis par la société suite aux événements qui ont secoué le pays le 14 janvier 2011.
Il convient de préciser, dans ce cadre, qu'au jour d'aujourd'hui le groupe Kia Motors Corporation est coté sur la bourse de Séoul 7 fois son bénéfice, et le groupe Renault 6,5 fois son bénéfice sur la bourse de Paris. En Tunisie la société Artes, distributeur exclusif des marques Renault et Dacia, est cotée 16 fois son bénéfice de 2011 (à fin novembre 2012).
La question qui vaille la peine d'être posée est la suivante: l'Etat a-t-il fait une bonne affaire en vendant ces deux sociétés, ou les acquéreurs signalés plus haut se sont partagé un «butin»? Je pense qu'au vu des chiffres (vérifiables) indiqués plus haut, il appartiendra à chacun de se faire une conviction.
Le populisme et la surenchère mèneront à la catastrophe
Pour conclure, je pense qu'il est malsain de tenir des propos aussi tendancieux qui risquent de diviser le pays en deux classes : celle des citoyens «d'en haut», et celle des citoyens «d'en bas». En ces temps orageux, la Tunisie n'a pas besoin de cela. Elle a plutôt besoin de réflexions et de contributions autour des thèmes suivants : quelle est la meilleure façon de partager la richesse créée entre l'actionnaire qui est soumis au risque entrepreneurial (beaucoup d'entreprises disparaissent tous les ans), et le salarié dont le travail doit être rémunéré à sa juste valeur?
Que faire pour aller vers plus de justice sociale et d'équilibre entre les régions du pays? Je pense qu'il appartient en premier lieu à l'Etat, puis aux patronats, aux syndicats et à la société civile dans son ensemble de mener à bien ce travail. Car il faudrait bien se garder de commettre les mêmes erreurs que celles qu'on a tues pendant près d'un quart de siècle.
Faut-il rappeler qu'en France, c'est sous la responsabilité des gouvernements socialistes qui ont dirigé le pays pendant dix ans, de 1981 à 1986, et de 1988 à 1993, que la part de la richesse créée par les entreprises qui va au capital s'est accrue à un rythme plus élevé que celle qui va aux salariés. Telle est une des conséquences de l'économie de marché, par essence libérale.
Face à une telle situation, il ne faudrait point se résigner, ni baisser les bras, car le progrès ne vaut que s'il est partagé par tous. Il y va de la prospérité des individus, comme de la stabilité des Etats. C'est la raison pour laquelle, dans une économie de marché l'Etat joue un rôle important. D'abord en tant que législateur conscient de la réalité socio-économique du pays. Ensuite comme arbitre impartial qui doit veiller à ce que les lois de la république soient appliquées et respectées par tous les acteurs économiques. Le reste est l'affaire des partenaires sociaux qui doivent assumer leurs responsabilités.
En toute sincérité, je pense qu'il est dangereux pour le pays et ses institutions de laisser les gens croire qu'il suffirait de s'attaquer aux patrons, créateurs de richesses, pour que les choses aillent mieux. Car quand rien ne vaut rien, tout se vaut. L'éthique et le déshonneur, la rigueur et la voyouterie.
Je sais que l'héritage que nous ont légué les anciens dirigeants du pays est lourd à gérer, sur le double plan politique et économique. Mais je sais aussi que le populisme et la surenchère nous mèneront à la catastrophe. Et l'histoire est riche d'enseignements dans ce sens.
* Universitaire, conférencier et consultant d'entreprises.