On a déjà tout vu: des socialistes passés pour des libéraux, des pragmatistes passés pour des islamistes, des islamistes passés pour des démocrates. Et voilà que des sbires du pouvoir déchu passent pour des révolutionnaires trop exigeants!
Par Abdallah Jamoussi*
Nul n'a choisi l'étoile, sous laquelle il est né. Au profil effilé dans la Méditerranée, la Tunisie devra forcément payer deux fois son ouverture sur deux mondes opposés ayant un contentieux aussi vieux que brouillé. De quelle manière pourra-t-elle se défaire d'une histoire décidée par la géographie et ayant fait qu'un pays doive appartenir simultanément à un Orient caractérisé par sa vieille civilisation et à un Occident épanoui avec chaque levant? Et du fait qu'il en fût ainsi décidé, de quelle importance pourrait être l'endurance d'un pays ne représentant sur la carte de la région qu'une pincée prise sur un gâteau? Il y aurait inadéquation meurtrière, si ses racines n'étaient pas bien ancrées dans la civilisation.
De ma vie, je n'ai jamais vu Carthage renaître de ses cendres, aussi jeune et fraîche tel qu'il se produit, actuellement, chez-nous. Une résistance obstinée, structurée, ponctuée, organisée et bien décidée requiert dûment les qualificatifs de l'épopée. Il aura aimé rester toujours jeune, ce pays contraint à une régression forcée, alors que chaque entité culturelle est libre de choisir l'accoutrement qui lui allait. De quel droit faire manger un met qu'il n'aime pas ?
Un avenir foulé des pieds
Le peuple tunisien n'a cessé d'exprimer, en dires et en faits, qu'il éprouve une répugnance pour tout ce qui est consommé et avachi, pour tout ce qui est protectionnisme et hypocrisie, et de surcroit pour tout ceux qui s'arrogent une quelconque piété, alors qu'ils ne cessent de cultiver l'obédience et l'avidité.
Les jeunes n'auraient jamais trimé sur les bancs des universités ni privé leurs familles de l'essentiel, s'ils n'avaient pas une réelle envie d'accéder par la porte du savoir à l'avenir destiné à ceux qui oseront battre des sentiers inconnus.
Deux ans de transition en marche-arrière irréversible, et voilà que le désespoir relaie cette ardeur qui les motivait. Tout un univers s'est éclipsé ! Cela a commencé, depuis qu'ils ont constaté que le mérite s'est soldé en inféodation, que l'art du mensonge est adopté comme logique axée sur la propagande et la diversion. Il fallait bien s'inquiéter sur le sort d'une jeunesse annihilée et condamnée à fuir sa déchéance dans le suicide, l'évasion, le nihilisme, la toxicomanie, lors même que ceux ont vu bon se soumettre aux barbituriques politiques ne seront guère plus avantagés. Peut-on habiter une conscience dépourvue du «je», avec pour tout support un ego, on n'a rien à faire d'autre, que de fantasmer. N'est-ce pas dans ses plis que se cultive l'horreur à venir. De jeunes diplômés en chômage ou rémunérés de la manière la plus dégradante – dans l'attente de voir leurs dossiers archivés –, n'auront-ils pas droit à un foyer conjugal, à un gain réellement mérité? En bref, quel sentiment leur génère le fait qu'ils se sentent inutiles et rejetés?
Voici d'où leur vient, cette répugnance pour la vieillesse prématurée, à laquelle on voulait les assigner, même à coups de mesures répressives au nom de la rigueur moralisatrice, sans se rendre compte que ces jeunes sont condamnés au célibat. Quelle solution a-t-on trouvée pour les ménages brisés pour manque du strict minimum nécessaire, mieux encore à ceux qui vivent aux dépens de leurs familles qui peinent à leur tour à joindre les deux bouts? Allez demander à combien s'élève le coût du moindre nid conjugal! Et pourtant et même, la Tunisie profonde n'a pas à baisser les bras, face à la tempête ravageuse, qui tend à enrayer de la carte les gens tombés dans le besoin.
C'est plutôt Carthage qui renait
Carthage fut détruite en l'an 186 avant J.-C., mais son esprit revenant, ne cessera de planer dans le ciel de la Tunisie. Sans la conspiration de la bourgeoisie marchande omniprésente au sénat carthaginois, cette cité n'aurait jamais eu un si tragique destin. Sa destruction aurait ébranlé le monde de l'antiquité. L'ampleur du cataclysme fut d'une telle magnitude que ses traces se sont gravées dans l'inconscient collectif et ont nourri le long des siècles une animosité entre l'Orient et l'Occident.
Carthage n'existe plus, même ses vestiges ont disparu, et pourtant elle est. Elle apparait à travers ces Tunisiens conscients mus par un idéal de liberté. Incroyable résurrection suite à une révolution qui renvoie ipso facto à une antériorité. Le passé est une salamandre qu'aucun feu n'arrivera à consumer.
Le Tunisien se serait étonné, le 14 janvier 2011, de sa solidarité, de son courage et de la richesse de son esprit; et c'est peut-être la raison pour laquelle, on le voit hésiter, balbutier, concéder, se meurtrir, se révolter. Le but ne fut en aucun moment de recevoir en contrepartie, mais plutôt de donner afin d'arracher ce qui altère sa vie. Une fois sa mission accomplie, le pouvoir tombé à ses pieds, lui a semblé si dérisoire, comparé à la dimension à laquelle il a dûment accédé. Pouvait-il s'en douter, lui qui a su porter son union à travers le pays, sans la voir flétrir ou se fissurer? De quelle autre fortune, peut-on parler, en présence de tout ce miel coulé en solidarité, de tout ce parfum qui s'exhale dans toutes les azimuts d'une Tunisie solidaire à jamais, aussi bien dans la douleur partagée que dans la victoire inédite, jamais réalisée?
Seuls les gens n'ayant jamais eu la possibilité de vaincre la tyrannie demeurent sous le charme du pouvoir éphémère, tels des hypnotisés. L'évaluation de la richesse dépend de la dimension à laquelle on a accédé pour la regarder. Ceux des bas-fonds la voient dans l'argent, ceux de plus haut rang la perçoivent dans les idées; alors que ceux du piton la conçoivent dans l'entrée en réciprocité avec l'univers para-relationnel; là, où s'effectuent les médiations pour constituer l'âme collective d'un peuple – en fonction de la consistance de son histoire rêvée.
Pour le cas de la Tunisie, il faudra toujours remonter à des temps immémoriaux et s'échouer sur son présent, avant de lui prescrire n'importe quelle formule théologique ou loi canon, car il y a bien quatre siècles de torpeur et d'inféodation à une tutelle étrangère incrustés dans notre mémoire; une fois au nom de l'islam, une autre fois, au nom du protectionnisme occidental. Ce serait suffisant pour qu'on opte pour l'autonomie.
Les aléas d'un univers mitoyen
Le tournant entrepris par feu Bourguiba avait, sans équivoque, imprégné la jeunesse de son époque de fascination pour la culture de l'Occident omnipotent et inventif – en comparaison avec la léthargie du monde arabe ruiné par sa culture endormie dans ses manuscrits rognés par des siècles d'un retard, bel et bien consommé. Un très vieux monde prisonnier d'une image, celle d'un passé glorieux, lorsque, à l'aube de l'islam, les cavaliers musulmans conquirent, en un quart de siècle, un empire de la surface de l'empire romain. L'erreur est que l'attachement à cette époque glorieuse, aurait dégénéré en narcissisme fantasmatique et maladif. C'est désolant d'entendre des gens qui s'arrogent la connaissance, comparer un monde en pleine mutation, avec un mode de vie satisfait d'un souvenir qui n'a plus pied sur la réalité. Avec un budget de zéro-virgule pour la Culture et une carence de cadres et de laboratoires au niveau de la recherche scientifique, c'est déjà foutu.
N'aurions-nous de l'argent que pour les campagnes électorales, dont les promesses fallacieuses du 23 octobre ne cessent de mobiliser la rue et d'attiser des incendies? Peut-être qu'il fallait s'accorder sur le fait que la dite baguette magique existe réellement dans le savoir doté de science, dans le savoir faire doté de haute technologie, mais surtout à travers un niveau moral au-dessus du classement systémique de la société en catégories.
Pirandello disait qu'on ne pouvait formuler en idées que ce qui est passé.
Je ne voudrais pas, non plus, minimiser le leitmotiv de certains politiciens, qui fustigent la révolution en l'identifiant à un monstre: «un mouvement ni tête ni esprit», car, s'il ne tenait qu'à leurs prescriptions pour changer le destin du pays, pourquoi ne l'auraient-ils pas fait, eux-mêmes? Il y a certainement de l'amalgame dans la perception de la culture, chez ceux qui se réfèrent aux prototypes empruntés et aux compilations réalisées, dans des conditions, qui ne sont plus.
Actuellement, s'il convenait de s'accorder sur une donnée, ce serait le fait de considérer que les politiciens hantés par des spectres idéologiques inhumés, continuent à décevoir le peuple tunisien, avec leurs fantaisies situées à bonne distance des réelles préoccupations des familles tunisiennes. Alors, qu'on s'attendait à ce que les opposants s'animent d'un vif élan libérateur, on constate qu'ils ne forment qu'en apparence une résistance aux obstacles placés sur la voie du salut.
A l'analyse du comportement des composantes de la scène politique, chez-nous, on est tellement frappé par le virage effectué par ceux qui ont accédé au pouvoir. De dogmatiques, qu'ils étaient, voilà qu'ils adoptent – en majorité – une manière d'être pragmatistes hypertrophiés; c'est-à-dire: trop et d'un coup. Les couleurs et les affinités idéologiques n'eussent été, dans ce cas, que des passerelles. Néanmoins, sont-ils conscients qu'en regard de ce changement de masques, ils risquent de frôler l'opportunisme dans toute sa médiocrité? Le pragmatisme empirique ne serait-il pas le frère cadet de machiavélisme, par hasard? En allant tout de go sur le chemin de l'intérêt, ne pourrait-on pas, par moments, revoir à la baisse l'intérêt national pour se focaliser sur ce qui rapporte à son parti, puis en second tour de lâcher son parti et ne s'occuper que de ses intérêts personnels?
Une fois, ce stade atteint, plus rien n'arrêtera le dérapage vers l'inféodation au plus fort ou la manipulation de la foule par des discours apparemment synergiques, pendant que dans l'arrière-plan de la scène, on décide d'envoyer le peuple agoniser à sa guise. En deux mouvements, voilà que la vacuité culturelle, dont on palabrait est de loin dépassée, car – on peut plus –, c'est d'une conscience en crise, qu'il s'agit. Et qu'est-ce qui empêcherait un sujet imbu d'opportunisme enrobé d'idéologie de transgresser l'interdit ou de se déclarer maître absolu?
Quand viendra-t-il le temps de recenser les erreurs commises par le passé, lorsque le rôle de l'élite se limitait à une épreuve d'obédience au pouvoir en place et à une démarcation politique plausible? Combien de fois, avait-il fallu charger le climat social de ragots révolutionnaires, dans le but d'accéder au parlement? Même si les cas sont rares, l'analyse ne doit rien négliger. On en a vu de toutes les couleurs et goûté à toutes les sauces politiques, aux deux dernières décennies: des socialistes passés pour des libéraux, des marxistes passés pour des démocrates, des pragmatistes passés pour des islamistes, des islamistes passés pour gauchistes. Et pour se connecter avec le présent, voilà que des sbires du pouvoir déchu passent pour des révolutionnaires trop exigeants, après avoir redoré leur blason. Mystère?
On pouvait, au moins, être conscient de ce déficit enraciné dans la promiscuité intellectuelle de laquelle nous abreuvons. La culture de l'amalgame partira-t-elle d'elle-même? Je crois bien, qu'il lui faudra une contre-culture.
* Universitaire.