La Tunisie demeurera toujours ouverte, pacifique, tolérante et tournée vers la modernité, et cela malgré les assauts des forces obscurantistes et rétrogrades qui la menacent aujourd'hui.
Par Mohamed Ridha Bouguerra*
Avec l'irrépressible envie, la fougue et la passion de leur âge, une fille et un garçon, presque encore adolescents, s'embrassent sur la voie publique. Un tiers les dénonce. Que pensez-vous que fit alors la police? Immédiatement, elle les arrête. Ils sont traduits en justice, comme de dangereux criminels, selon la procédure de flagrant délit. Ils sont condamnés à deux mois de prison ferme.
Est-ce là un canular? On ne le sait, mais si cette information révélée par le journal ''Essarih'' devait, finalement, s'avérer exacte, elle serait bien lourde pour l'avenir des libertés individuelles dans le pays. Certains ne se privent pas déjà d'exprimer leur satisfaction pour un tel un verdict, à l'instar du sieur Adel Almi qui voit dans l'échange d'un baiser en public rien de moins qu'un «acte attentatoire à la société et au peuple tunisien musulman»!
Des salafistes manifestent devant l'ambassade de France à tunis. (Ph.Mohamed M'Dalla)
Contre la mixité et pour la polygamie
Est-ce pour l'application de telles lois que le peuple s'est soulevé contre la dictature le 14 janvier 2011? Car cela ne se passe pas à Kaboul, mais en Tunisistan!
M. Almi, déjà cité, marchand de quatre saisons de son état, est devenu, par la grâce de la révolution des martyrs et des blessés du 17 décembre au 14 janvier, par la grâce de la révolution de la Liberté et de la Dignité, président de l'Association pour la conscience et la réforme, initialement dénommée Association pour incitation à la vertu et répression du vice. Le «saint» homme a appelé ses partisans à manifester le 14 janvier afin, entre autres objectifs, de réclamer la séparation des élèves des deux sexes dans les établissements scolaires. Le but étant, nous apprend ''News of Tunisia'', de «ramener le peuple tunisien vers sa religion», selon le dire de l'intéressé qui considère, en outre, la polygamie comme «une insistante revendication populaire».
Des salafistes manifestent devant la cathédrale de Tunis.(Ph.Mohamed M'Dalla)
Est-ce pour de telles revendications que le peuple s'est soulevé contre la dictature le 14 janvier 2011? Car cela non plus ne se passe pas à Kaboul, mais en Tunisistan !
Un parti salafiste, Hizb Ettahrir, a appelé lui aussi ses partisans à manifester lors de la commémoration de la révolution du 14 janvier 2013. Il exige, tout bonnement, l'introduction de la chariâ dans la future constitution.
Est-ce là vraiment la priorité du moment? Est-ce vraiment encore pour l'application de la chariâ que le peuple s'est soulevé contre la dictature le 14 janvier 2011? Car cela non plus ne se passe pas à Kaboul, mais en Tunisistan !
Dans un ordre d'idée voisin, Sana Haddad, députée d'Ennahdha à l'Assemblée nationale constituante (Anc), condamne l'attribution d'un nom patronymique aux enfants abandonnés ou de filiation inconnue. Cette disposition «porterait atteinte, selon l'honorable députée, à nos racines arabo-musulmanes»! Nos racines devraient être bien faibles si elles sont ébranlées par une mesure si humaniste!
Extrémistes religieux brûlent le drapeau français devant l'ambassade de France.(Ph.Mohamed M'Dalla)
Ne vous étonnez pas, vous êtes bien, en effet, en Tunisistan.
Qui arrêtera aussi les nouveaux Vandales?
L'impétueux et autoproclamé imam de la Grande mosquée, après avoir fait, au mépris de la loi, main basse sur la vénérable institution, se tourne maintenant vers ses annexes. Il vient de confisquer, à l'aide de ses acolytes, le local de la prestigieuse Khaldounia, siège de nombre d'associations culturelles et scientifiques. Il en a chassé les occupants légitimes et en a changé les serrures, comme il avait déjà procédé à la mosquée Zitouna. Il l'a déclaré haut et fort au journal ''La Presse'' daté du 8 courant, il n'a pas l'intention de s'arrêter en si bon chemin et compte inscrire à son tableau de chasse de nouvelles conquêtes comme l'ancien lycée Ibn Charaf et même la faculté du 9-Avril et d'autres établissements à l'intérieur du pays. «Tous les locaux de la Zitouna seront récupérés», nous promet-il, foi d'imam. Il s'enorgueillit d'avoir déjà rétabli l'enseignement zeitounien dans plus d'une vingtaine d'institutions où la mixité est bannie et où les enseignements sont focalisés sur la mémorisation des versets du Coran comme dans le bon vieux temps. Le cheikh ne doit pas connaître le mot de Châteaubriand qui dit que «ce qui était bon hier est périmé et caduc aujourd'hui.» Qui arrêtera le boulimique et autoproclamé imam? Ne comptez pas trop sur la justice «révolutionnaire» de notre pays qui ne fait même pas mine de se hâter lentement dans cette affaire malgré les plaintes déposées par les responsables des sociétés scientifiques lésées en la matière.
Cela non plus ne se passe pas à Kaboul, mais en Tunisistan!
Qui arrêtera aussi les nouveaux Vandales qui circulent cachés parmi nous, ces incendiaires qui ont déjà à leur actif la destruction, saccage et incendie de plus d'une dizaine de mausolées.
La bannière des salafistes érigée au fronton de l'ambassade américaine à Tunis. (Ph.Mohamed M'Dalla)
Si en Afghanistan ce sont des Bouddhas géants que l'on détruit au mortier, en Tunisistan, ce sont des tombes de saints, objet d'une piété populaire ancestrale et séculaire, ce sont des monuments de la mémoire nationale, dont certains inscrits au patrimoine de l'humanité par l'Unesco, comme celui de Sidi Bou Saïd, qui sont lâchement vandalisés.
Rarement arrêtés, les instigateurs de ces actes sont, au contraire, reçus officiellement par le président de la république provisoire au Palais de Carthage où ils ont le loisir de donner des conférences! Comme sont reçus, toujours au palais présidentiel, les miliciens fascistes, complices des assassins de feu Lotfi Nagdh, ces dirigeants des prétendues Ligues de protection de la révolution (LPR).
Qui osera encore parler de poursuites à l'encontre des assassins de feu le militant de Nida Tounès à Tataouine?
Il est vrai que notre justice new-look a d'autres dossiers plus urgents et importants à instruire. Celui, par exemple, de cette journaliste d'investigation qui a osé, oh, la coupable, révéler de fortes suspicions de dilapidation de deniers publics au ministère des Affaires étrangères. Du coup, elle se trouve sous la menace de nombreuses accusations. Celui, aussi, de Jaber Mejri et Ghazi Béji, ces deux jeunes jugés pour une caricature considérée comme offensante à l'égard du prophète Mohammed et condamnés à plus de sept ans de détention.
Faudrait-il rappeler encore que ce procès ne s'est pas déroulé à Kaboul, mais en Tunisistan !
Il va falloir, finalement, prendre au sérieux les propos des responsables des associations de magistrats qui nous affirment à longueur de journée, dans une quasi indifférence générale, hélas, que la situation de la justice est catastrophique dans la Tunisie d'après le 14 janvier 2011.
La quasi-faillite des caisses sociales
Comme il va falloir prêter une oreille plus attentive aux économistes, à l'instar de Mansour Moalla ou Houcine Dimassi, anciens ministres des Finances, qui nous prédisent une bien difficile année sur le plan économique et financier, comme la probabilité d'une incapacité de l'État à rémunérer, dans les mois à venir, ses employés, ou encore la faillite quasi inéluctable dans un avenir proche des caisses de retraite, de maladie et de prévoyance sociale.
Le portrait de Ben Laden brandi par des extrémists religieux à Tunis, en septembre 2012. (Ph.Mohamed M'Dalla)
Ainsi donc la troïka et l'équipe gouvernementale en place, avec ou sans remaniement annoncé et toujours attendu, nous préparent un avenir radieux qui fera de la Tunisie la sœur jumelle de ces pays sous-développés où les serviteurs de l'État vivent à crédit plusieurs mois dans l'année. Où la justice ne garantit plus l'épanouissement de l'être humain, mais le bride ; ne protège ni le citoyen ni le patrimoine national des violences des milices illégales et destructrices, mais en devient complice par son silence et son laisser-faire; où elle n'apporte pas son soutien à ceux qui dénoncent les dépassements de l'exécutif, mais les transforme en accusés. Où l'enseignement au lieu de développer la créativité chez les jeunes apprenants pour faire d'eux des acteurs dans une société moderne, et les mettre au diapason des progrès techniques que vit notre époque, les enferme, au contraire, dans un passé obsolète et hors du temps présent.
Bienvenue donc en Tunisistan en ce début de l'an III de la Révolution.
Mais la Tunisie demeurera toujours l'éternelle Tunisie, ouverte, pacifique, tolérante, tournée vers la modernité, et cela malgré les orages qu'elle affronte actuellement. Ses dignes fils et filles ne la livreront jamais aux forces obscurantistes et rétrogrades qui la menacent aujourd'hui et qu'ils finiront, unis, par vaincre.
* Universitaire.