Quand les djihadistes partent en guerre, avec la bénédiction de Qaradhaoui et de Bernard-Henri Lévy, à l'assaut des «mauvaises dictatures», n'hésitant pas à mettre à feu et à sang des pays comme la Libye et la Syrie... le reste ne saura tarder.
Par Fethi Gharbi
La crise à laquelle nous faisons face aujourd'hui est, au-delà de sa composante économique, une crise de civilisation.
En effet, depuis quelques années, le capitalisme semble engager un combat insensé. La crise financière de 2008 a constitué la preuve irréfutable que cette divinité factice appelée capital était dans l'incapacité de se reproduire automatiquement et de créer de la valeur par elle-même.
Obsession accumulatrice et de tentation totalitaire
Si la plupart des économistes s'accordent sur le fait que le système s'est totalement grippé depuis les années soixante-dix, certains considèrent que la financiarisation de l'économie ne constitue qu'un combat d'arrière-garde, un palliatif servant à prolonger artificiellement la vie d'un mode de production en complète décomposition.
Cependant, un bon nombre de penseurs voient le phénomène sous un autre angle. Pour eux la généralisation de la spéculation financière constitue un système subtil de transfert massif du capital par le biais de la dette.
Dans l'incapacité de se reproduire, le capital joue son va-tout et lance un hold-up à l'échelle mondiale pour s'accaparer de l'ensemble des biens publics et privés. C'est cette fuite en avant qui depuis deux décennies plonge l'hyper-classe dans une paraphrénie fantastique, un délire mégalomaniaque fait d'obsession accumulatrice et de tentation totalitaire.
Voilà que le système s'affole de nouveau. Des relents fascistes emplissent de plus en plus l'atmosphère et nous replongent dans le cauchemar des années trente. Voilà qu'encore une fois un avatar de l'utopisme totalitaire né des Lumières envahit la planète.
A l'image du jacobinisme ou encore du nazisme, le néo-conservatisme s'inscrit dans une pensée chiliaste. Il se croit ainsi investi d'une mission universelle qui assurera à l'humanité paix et prospérité au terme d'une bataille apocalyptique contre les forces du mal.
Presque tous les philosophes de l'histoire du 19ème siècle ont succombé au charme de cette marche triomphaliste de l'histoire sous la férule de l'homme blanc. Marx et Engels se sont laissés prendre eux aussi au piège de la mission civilisatrice d'un Occident impérialiste, considérant que le colonialisme permettait aux sociétés précapitalistes de sortir de leur inertie et de rejoindre l'histoire.
On ne peut qu'être scandalisé par la teneur des écrits d'Engels à propos de la guerre coloniale menée contre l'Algérie de l'émir Abdelkader. Son discours n'avait rien à envier aux thèses racistes d'un Gobineau. Il faut cependant rendre justice à Marx qui, à la fin de sa vie, a complètement changé de point de vue et s'est élevé contre la barbarie du colonialisme.
Le mythe du progrès érigé en dogme
Toutefois, cette prétention à vouloir réaliser la fin de l'Histoire dans l'Histoire en en forçant le sens, a pris des formes terrifiantes et a produit les pires des totalitarismes tout au long du XXe siècle.
Le rationalisme né des Lumières, en substituant la transcendance de la raison à la transcendance du divin, a fini par édifier à son tour sa propre Église. Nietzsche fustigeait déjà toutes ces «religions de substitution» que sont le culte de l'État, l'adoration de l'Histoire et la religion de la science.
Délivré du joug de l'église, le sujet au lieu de se libérer tombe dans l'auto-adoration avec ses différentes manifestations: individualiste, anthropocentriste, nationaliste et ethnocentriste. C'est cet égo démesuré s'appuyant sur une avancée technique de l'Europe qui alimentera toutes les formes de spoliations, d'exactions et de mépris exercés contre le reste de l'humanité et qui atteint aujourd'hui son stade paroxystique.
La pensée européenne reste dominée dans toutes ses nuances par ce rationalisme subjectif et égocentré.
L'authenticité allemande si chère à Thomas Mann ou à Oswald Spengler et la modernité conquérante romane et anglo-saxonne étaient malgré leurs divergences prises dans le tourbillon de cette même auto-adoration.
Il est à remarquer cependant que la thématique de «l'authenticité», totalement disparue pendant la guerre froide, refait aujourd'hui surface même dans des pays à tradition universaliste tels que la France. Elle ne cesse de se propager en réaction à l'agressivité du mondialisme unipolaire anglo-saxon.
Ayant conquis son statut démiurgique, l'homme blanc guidera et s'il le faut traînera les humains vers cette fin heureuse et sécularisée de l'histoire. C'est le mythe du progrès, érigé en dogme, qui va constituer le moteur de ce mouvement linéaire de l'histoire. Pierre angulaire de l'édifice de la modernité, le progrès entame une chevauchée éperdue, à la poursuite d'un futur plein de promesses mais irrémédiablement insaisissable. Or ce mirage enivrant n'est en réalité que la figure euphémique de «la croissance à l'infini» nécessaire à la survie de l'économie de marché. C'est bien cette confusion de sens qui a servi à positiver l'aspect purement cumulatif de la croissance.
Plus on s'enfonce dans le mode de production capitaliste, plus progrès et croissance s'imbriquent de telle sorte qu'on a fini par confondre totalement l'aspect qualitatif de l'un et celui quantitatif de l'autre. S'inspirant de l'eschatologie religieuse, l'eschatologie séculière née des Lumières assimile sa fuite en avant sur la ligne du temps à une élévation spirituelle. Le mythe du progrès, en octroyant à l'accroissement des produits une signification quasi-spirituelle, constituera la plus grande mystification de l'histoire moderne.
L'obsession de croissance
La fétichisation de la marchandise et du capital seront la conséquence directe de cette perversion et serviront principalement à éluder les rapports de production. Être magique, médiateur entre le capital investi et le capital reproduit, la marchandise se trouve ainsi élevée au rang de divinité aux pieds de laquelle se prosterne toute une société de consommateurs idolâtres en manque, hypnotisés par le roucoulement de la publicité et les leurres de la mode. Le consumérisme, une religion sans transcendance, s'empare du monde et fera les beaux jours d'un productivisme effréné, générateur de plus-value.
Telle est la perversion initiée par le mythe du progrès. C'est sans doute la première fois dans l'histoire que l'obsession de croissance fait que la production crée les besoins et non l'inverse.
Le mythe de la croissance exponentielle, un non-sens qui ne cesse de désorienter l'humanité depuis deux siècles, est en complète contradiction avec l'ordre immuable de la nature où toute croissance est suivie de déclin. C'est ce mouvement cyclique assurant à la fois l'équilibre et la régénération du vivant qui a toujours guidé la sagesse des civilisations anciennes. Or, la fureur productiviste dont le parcours endiablé s'accompagne régulièrement de crises de surproduction ne cesse de pousser les nations vers les conflits les plus meurtriers de l'histoire. La dernière crise ne semble pas déroger à la règle.
(A suivre).