Révolution tunisienne  Et si, comme la plupart des conquêtes progressistes, la révolution tunisienne essuie un échec sur le moment, avant d'être couronnée de succes à plus long terme?

Par Hedi Sraieb*

Par on ne sait quel tour de passe-passe propre à la pensée, nous nous sommes rapidement convaincus que nous étions, suite aux élections, entrés dans une nouvelle ère de transition, sans adjectif accolé pour les plus perplexes, «démocratique» pour les plus optimistes.

Révolution, transition, violence...

Probablement une vue de l'esprit qui puise inconsciemment sa source dans l'histoire récente, celle des révolutions de velours et du passage des pays de l'Est du régime totalitaire à celui de démocratie, et ce, de façon pacifique.

2012 serait donc, dans le droit fil du «moment d'enthousiasme» de janvier 2011, celle de la légitimité des urnes qui pouvait enfin se mettre au travail : édifier une deuxième république, reconstruire un Etat de droit, et conduire provisoirement les affaires du pays en attendant des élections générales en bonne et due forme.

En somme, un processus éminemment linéaire, certes ponctué de confrontations et de conflits, mais toujours contenus. Le prolongement «naturel» d'une révolution, synonyme ici et ipso facto, dans les esprits, de violence. Mais voilà, les choses ne se passent jamais telles que l'on les avait imaginées. Les premiers couacs sont venus très vite du nouvel hémicycle (formation d'un gouvernement provisoire, rédaction de la constitution), crispations qui se sont de proche en proche propagées à l'ensemble de la société sur fond de crise sociale aiguë et grandissante.

Bien plus vite que l'on ne pouvait s'y attendre, ce processus est venu buter sur les questions d'identité, puis progressivement s'enliser sur les modalités de la gouvernementalité provisoire. Se faisant de nouvelles violences ont fait irruption aggravant le sentiment d'insécurité et d'instabilité générales débouchant sur l'impasse que nous connaissons en ce début 2013.

Rappels des «lois de l'histoire»

Une situation explosive pour les uns, un pays à la croisée des chemins, pour d'autres. Que peut-on affirmer avec certitude, sans tomber inévitablement dans le spéculatif?

Cela étant quelques rappels des «lois de l'histoire» s'imposent à ce stade.

En tout premier lieu, il parait utile de se remémorer ce qui n'est jamais qu'une vérité (de Lapalisse) à savoir que les révolutions profitent rarement à ceux qui en ont été les artisans, à ces avant-gardes qui l'ont conduite au bout de son premier terme (le départ du dictateur). Exclue de la suite des événements, leur ombre ne s'en fait pas moins sentir comme en témoigne les divers soubresauts qui agitent, ici puis là, les sans-voix, et autres.

En deuxième lieu, et cela s'adresse plus particulièrement à la gent politique du moment, les changements sociaux les plus importants dans l'histoire des nations ne se sont jamais produits à la suite d'élections. Et c'est bien là le drame du moment ! Le changement tant attendu a pris la forme de querelles byzantines sur fond de lutte pour le pouvoir d'Etat.

La discussion autour du remaniement ministériel technocratique ou pas, relève à l'évidence plus de la tactique politicienne que de l'amorce d'un quelconque changement. Tout le monde étant persuadé dans son fort intérieur qu'il ne se passera rien. Il y a donc, de fait, un écart qui d'ailleurs va grandissant entre une société civile (au sens gramscien de la sphère privée) en quête de ses libertés de ses droits et ce qu'en traduit la société politique (sphère publique et de l'Etat) censée s'en faire l'écho. Un hiatus qui ne perdurera pas, car il met bien trop à mal en cette période de tempête, la fiabilité des mécanismes de représentation démocratique. Une nouvelle abstention massive n'est pas exclue... une autre bombe à retardement, mais possiblement bien d'autres choses...

En troisième lieu, autre loi de l'Histoire, et à contre-courant de ce que beaucoup pensent, il n'est pas dit que la période qui s'ouvre augure d'un reflux révolutionnaire débouchant sur une remise au pas de tout un peuple, qui connaissant désormais sa force et sa puissance pourrait sans sourciller accepter «durablement» l'instauration d'un autre régime autoritaire.

Rien ne sera plus comme avant

Certes cela ne va pas sans luttes effectives. Il reste que, et pour reprendre les propos du grand historien des révolutions qu'est Eric Hobsbawm, décédé en 2012, évoquant les révolutions arabes: «Cela me rappelle 1848, quand une autre révolution avait éclaté dans un pays et s'était répandue à travers un continent, deux ans après 1848, on pouvait estimer que tout avait échoué. Pourtant à long terme ce ne serait pas le cas. Bon nombre de conquêtes progressistes aboutirent. Ce fut un échec sur le moment, mais une réussite partielle à plus long terme.» (''Le Monde diplomatique'').

De ces lois de l'histoire découle logiquement une quatrième: lorsqu'un peuple sait sa force et demeure en alerte, le sens de l'histoire s'en trouve forcément transformé.

Rien donc ne sera plus comme avant, même si l'instant (le temps court) nous invite à penser le contraire (voire en pire). Eric Hobsbawm ajoute: «Dix mois après la révolution de février 1848 son tribun le plus connu, Alphonse de Lamartine, se présenta à la présidence de la République, et n'obtint que 21.032 voix, contre 5.587.759 voix à Charles Louis Napoléon Bonaparte, candidat du parti de l'ordre.» Vous savez les 0,5% !!

Echec sur le moment, mais réussite partielle à long terme?

Ceux qui ne cessent de s'indigner ou de vociférer sur le devant de la scène, comme ceux qui s'activent, dans l'arrière-cour, à coups d'arrangements, faisant passer des vessies pour des lanternes, ont d'évidence une bien piètre connaissance de ce que «produit» l'histoire, entre autre de... l'irréversibilité fusse-t-elle longue à maturer.

Les nouvelles poussées révolutionnaires

Alors oui le pays pourrait, sous la conduite de dirigeants cherchant une solution, pour les uns dans l'obéissance au texte sacré et l'uniformisation morale, les autres dans une démocratie purement formelle des libertés, qui n'a cure de leur effectivité matérielle, oui effectivement le pays pourrait bien encore errer et se fourvoyer quelques temps...

Mais les forces de rappel, pour invisibles qu'elles soient, finiront par revenir, comme un élastique trop longtemps tendu, sous la forme de nouvelles poussées, celles exigeant des solutions concrètes aux lancinants problèmes du mal-vivre et du mal-être, car au fond, plus largement partagé et généralisé que l'on ne le perçoit à première vue.

Quelles en seront les formes, «par le haut» (Etat) ou «par le bas» (société civile, toujours au sens gramscien), cela reste totalement imprévisible. Mais le temps long resurgira rappelant à tout un chacun le pourquoi de 2010.

* Universitaire.