Les «nœuds idéologiques» de Abderraouf Ayadi, député et leader du parti Wafa, ou le vieux réquisitoire contre l'«élite» et les «experts» hérité des régimes fascistes...
Par Monia Mouakhar Kallel*
Suite aux dernières déclarations de Abderraouf Ayadi, qui lui ont valu des critiques virulentes (portant essentiellement sur l'aggravation de son état de santé mentale), ses «sympathisants» crient à la «manipulation» et à la déformation médiatique et rediffusent sur les réseaux sociaux la totalité de son intervention.
«Nokhbatouna nakbatouni», dit Hamadi Jebali
En effet, la nécessité du «jihad», la remise en question de la «tolérance» et du dialogue entre les cultures ne constituent que les aspects périphériques et anecdotiques de ses propos dont le but est de s'attaquer à l'«élite» et aux «experts» qui, explique-t-il, veulent orienter la constitution selon leurs points de vue. Vieux réflexe utilisé jusqu'à l'usure par l'ancien régime qui l'a hérité des régimes fascistes.
On connaît le sort de l'élite (politique, juridique, économique, artistique et intellectuelle) dans l'Allemagne de Hitler et dans les pays communistes (des années 70). La réflexion de Abderraouf Ayadi est la grossière version de la formule bien ciselée «nokhbatouna nakbatouni» (notre élite est notre décadence) du chef du gouvernement provisoire Hamadi Jebali à qui on doit le célèbre «lapsus» de «la dictature naissante».
Mais l'orateur va plus loin en précisant que «l'élite» en question est celle qui a été formée en Occident. Il y aurait donc, selon lui, une «école occidentale» qui produit les «ennemis» de l'islam, de la nation et/ou de la révolution (notons l'amalgame stratégique des trois paramètres) et une «école orientale» («arabe»? «musulmane»?) qui forme des individus fidèles aux valeurs et à la tradition islamiques.
Ce classement s'inscrit dans le discours politique fondé sur ce que d'Emmanuel Todd appelle l'«ethnicisation» des problèmes, une tentative (consciente ou inconsciente) qui consiste à trouver un bouc-émissaire (venu d'ailleurs) contre lequel on détourne la colère sociale d'origine économique.
Il est banal de voir un élu du peuple profiter de sa tribune pour broder (sur le même canevas) un discours identitaire au nom de la «spécificité» de l'islam et de ses «invariants». Ce qui l'est moins, c'est que la discrimination est articulée autour des «écoles» de pensée et du savoir humain.
Or, l'histoire nous enseigne qu'aucun penseur, digne de ce nom, n'a raisonné en termes de clivage ou de territorialisation, aucune école ne s'est construite à partir d'axiomes étriqués. Si Ibn Rochd (devenu Averroes après avoir été renié par les siens) continue à être lu et étudié dans les plus grandes universités du monde, c'est parce qu'il a visé (et atteint) l'universel. Et si le concept du «choc des civilisations» issu du tristement célèbre article de Samuel Huntington (publié en 1993) est déjà dans la poubelle de l'histoire (pour les penseurs) c'est parce qu'il se fonde sur un présupposé fallacieux: la différence de «nature» entres chrétiens et musulmans. Les premiers sont faits pour vivre en démocratie, les seconds pour être gouvernés par des dictateurs.
Yadh Ben Achour, fils de cheikh Mohamed Fadhel et petit fils de cheikh Tahar, conteste cette doctrine et montre que l'aspiration aux valeurs universelles (liberté, égalité, justice, dignité) est un instinct que partagent tous les hommes quelles soient leur race, couleur, ethnie, religion...
Dans la même plate-forme que les islamophobes
Par la classification des êtres et des «écoles», M. Ayadi et consorts se situent dans la même plate-forme que les islamophobes qu'ils croient combattre: ils nourrissent les idées occidentalistes et se nourrissent d'elles.
Ces «nœuds idéologiques» (dont parle un historien), qui empêchent l'individu de juger sereinement la réalité, sont liés à son histoire personnelle et sa structure psychique. Ils découlent aussi de l'apprentissage et des acquis culturels.
Lorsqu'on fréquente les idéologues de la «distinction» (Bourdieu), qui ont un large public en Occident et en Orient; lorsqu'on se répète leurs pseudo-arguments, on finit par développer un complexe de supériorité ou d'infériorité (les deux faces d'une même monnaie selon Freud), par ne plus croire à l'universalité de l'intelligence, et, pire encore, par confondre formation et formatage.
Voici une allégorie du savoir (racontée par un critique d'art). La nuit, sous le réverbère public, un homme regarde dans tous les sens. Au bout d'un moment il est abordé par un passant qui lui demande ce qu'il cherche:
- Une pièce d'or.
- Êtes-vous sûr de l'avoir perdu à cet endroit?
- Non, plus loin.
- Pourquoi êtes-vous là alors?
- Parce qu'il y a de la lumière.
Comme la lumière, le savoir humain (peut importe sa source) nous donne les moyens de voir le monde et de sonder l'invisible à moins que M. Ayadi confonde formation et formatage...
Sachez, Monsieur, que dans la sourate au nom significatif «La lumière», le Coran valorise la connaissance sans restriction ni clivage, et que les grands penseurs de l'Islam ont montré que l'«ijtihad» (dans la lecture du texte et de la tradition) est la reconfiguration du «jihad» survenu dans un contexte historique très particulier...
* Universitaire.