Consitution tunisienne Ennahdha

A nos constituants et à nos gouvernants, nous disons: de grâce, voyez loin, voyez grand, enlevez vos œillères et ayez cette hauteur de vues pour ne pas hypothéquer l'avenir du pays et des générations futures.

Par Tarek Khezami

 

Il nous était difficile, entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011, de résister à l'entrainement de l'élan révolutionnaire. Nous y avons très modestement participé. Nous y avons surtout cru fermement. Nous-nous sommes aussi pris subitement à rêver. Nous qui avions décrété l'inanité de tout effort visant à changer la donne dans ces contrées du tiers-monde y compris l'effort de rêver. A rêver de jours meilleurs pour ce pays dont les yeux se sont enfin dessillés, nous sommes-nous dit alors béatement. Tous les rêves nous étaient alors permis y compris les rêves les plus fous.

Constituants islamistes tunisiens

Les constituant(e)s d'Ennahdha rêvent d'une constitution d'un Etat islamique.

Pour la neutralité administrative et religieuse de l'Etat

De proche en proche, nous avons commencé à déchanter parce que les choses étaient à ce point complexes, et quelquefois même compliquées, qu'à l'évidence il nous était impérieux d'en rabattre pour nous dépêtrer vite du bourbier postrévolutionnaire et surtout nous rasséréner.

Mais à force de lâcher du lest au nom du consensus, des spécificités réelles ou supposées, de transiger avec les fondamentaux de la modernité au nom de certains autres particularismes et leur cortège de débats superfétatoires et moyenâgeux, nous avons, sans nous rendre compte, vidé la révolution tunisienne de la substantifique moelle qu'elle portait en son sein: la dignité, la liberté, l'égalité sociale, régionale et d'accès à la richesse.

Peut-on vivre dans la dignité, dans la liberté et garantir en même temps l'égalité des chances dans un Etat qui n'est pas neutre administrativement et, surtout, religieusement? La réponse est très clairement non, à notre humble avis.

En effet, pour que tous les citoyens (qu'ils soient de gauche ou de droite, qu'ils soient athées, agnostiques ou croyants) soient protégés efficacement par l'Etat, il faut que celui-ci affirme sa neutralité administrative et religieuse.

Nous n'avons pas besoin de l'avis d'un grand clerc en la matière pour le comprendre. Mais quelle n'a été notre surprise de voir l'article premier de la feue première Constitution du pays (La Tunisie est un Etat libre, souverain, sa religion est l'islam, sa langue l'arabe et son régime la république), repris en l'état, faire l'unanimité au sein de l'Assemblée nationale constituante (Anc) et partout ailleurs.

La reprise de cet article nous empêche d'adopter sans barguigner les principes intangibles et les droits imprescriptibles de l'Homme contenus dans la Déclaration universelle des droits de l'homme. Au premier rang desquels nous avons le problème de l'égalité homme-femme, que nous croyons à tort avoir résolu en partie grâce au Code du statut personnel.

Manifestants tunisiens pour la charia dans la constitution

Le rêve des islamistes, une constitution fondée sur la chariâ.

Un doute réel quant au caractère civil de l'Etat

De fait, cet article rend ambigu le caractère civil de l'Etat car il affirme que celui-ci a une religion, en l'occurrence la religion musulmane. Dire, plus avant dans le texte, que l'homme et la femme sont égaux en droits et en devoirs est incompatible avec l'esprit et la lettre du texte coranique qui fonde la chariâ tout entière et constitue une contradiction patente avec cet article. C'est ce qui explique du reste la réticence de certains constituants, qui ont au moins le mérite d'être conséquents avec eux-mêmes et avec leurs principes, notamment ceux de la majorité (le parti islamique au pouvoir) mais pas seulement.

Cette réticence est d'autant plus évidente qu'on a cru utile d'ajouter un article (le 148) qui stipule l'impossibilité d'amender la constitution par d'autres articles risquant d'enfreindre les saintes lois de l'islam.

Aussi, par le caractère «ne varietur» (Afin qu'il n'y soit rien changé, Ndlr) de ce texte de lois suprêmes, s'arrogera-t-on le droit d'interdire aux générations futures de repenser ce problème en en discutant dans cinquante ans ou plus sous un angle autre que celui de la religion.

Si l'Etat avait été neutre et civil comme ces vagues tartempions cherchent à nous le faire croire à longueur de journée dans tous les médias, il serait allé jusqu'au bout de la logique de l'égalité (l'héritage, l'imamat...). Depuis le début, sous le règne de Habib Bourguiba, qu'on accuse d'ailleurs à tort d'être le plus grand laïque irréligieux du pays.

Parce que l'égalité, tout compte fait, n'est pas un continuum. Tant s'en faut. Nous sommes égaux ou nous ne sommes pas égaux. Il faut choisir. Il n'y a pas d'entre-deux possible. L'entre-deux de la première constitution du pays a généré un flou artistique qui nous a empêchés de nous engager résolument dans la voie de la modernité. Cette dernière, soit dit en passant, n'est pas forcément liée au dogme de la laïcité (en tout cas telle qu'elle est appréhendée par les Occidentaux) comme le laisseraient entendre ces quelques lignes...

faux laics faux salafs 24

Peut-on jeter dos-à-dos les islamistes et les laïques commele fait ce manifestant.

Peut-on espérer une sortie définitive du Moyen Âge?

Autant nous comprenons que la société, malgré tous les efforts de Bourguiba et ses épigones et tout cet argent investi dans l'éducation et la formation, ne soit pas encore prête à mettre le religieux là où il doit être, c'est-à-dire dans la sphère privée, autant nous ne comprenons pas pourquoi on tient mordicus à hypothéquer l'avenir du pays et à préjuger de ce qui se passera dans un demi-siècle... et surtout d'anéantir les velléités de rêve de certaines franges de la société tunisienne.

Il se pourrait que dans cinquante ans ou cent ans on finisse par lever l'ambiguïté de cet article premier qui laisse planer un doute réel quant au caractère civil de l'Etat. Il se pourrait aussi qu'on porte aux nues tous ceux qui en parlent et qui sont accusés d'hérésie et à qui on n'hésite pas à donner tous les noms d'oiseau. Personne n'a la préscience et ne peut prétendre détenir la vérité absolue.

Le rêve de jeunes étudiants que nous avions de voir notre pays sortir du Moyen Âge commence à s'évanouir et à boucher tous les horizons ouverts par la grâce de la révolution à notre grand dam.

Force est de reconnaître donc qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil et l'espoir a été déçu confirmant ainsi le célèbre adage biblique.

Nous qui vomissions la langue de bois des gouvernants de l'ancien régime et son cortège de mensonges éhontés étions très affectés en voyant notre pays dans le trente-sixième dessous. Nous étions consternés de le voir constamment à la remorque parce qu'une grande partie de ses lois étaient à mille lieues de la modernité et celles qui nous en rapprochaient un peu n'étaient pas appliquées, parce qu'une grande partie de ses élites étaient en pleine liquéfaction... Nous avons, dès après les élections du 23 octobre 2011, cru fermement, entre autres, à la neutralité de l'administration tunisienne pour que nous ne soyons plus la risée de l'Occident.

Nous-nous sommes dit que toutes les leçons ont été certainement tirées par les uns et par les autres des deux expériences précédentes et qu'on veillera à mettre des cloisons étanches entre le parti au pouvoir et l'appareil de l'Etat. Il n'en sera malheureusement rien.

Notre surprise là aussi sera grande de voir les vils agissements de l'ancien régime reprendre de plus belle en nommant les gouverneurs, les délégués régionaux et autres grands commis de l'Etat tunisien sur la base non pas de la compétence mais de la loyauté envers les décideurs du moment ce qui met à mal l'un des plus importants piliers de la démocratie: la méritocratie.

Rien de nouveau sous le soleil

Que l'administration ne soit pas neutre compromet gravement le principe intangible dans tout Etat de droit qui se respecte: l'égalité des chances. Cette dernière est la seule arme efficace qui nous permette de lutter contre les inégalités sociales et d'accès à la richesse qui étaient, est-il besoin de le rappeler, la cause même du soulèvement populaire en Tunisie.

Si d'aventure l'administration portait l'un quelconque des signes ou idées ostentatoires d'une obédience politique ou religieuse particulière, nous risquerions de revenir aux pratiques infâmes de l'ancien régime comme le fait d'exclure une étudiante voilée ou de harceler un fonctionnaire qui porte la barbe ou qui fait ses prières assidûment à la mosquée.

L'administration, souvenons-nous en, est même allée jadis jusqu'à ségréger ces personnes au nom du dogme de la laïcité. Maintenant qu'un parti islamiste est pouvoir, le risque est grand de voir ces mêmes pratiques dignes d'un autre âge refaire surface contre les irréligieux, les agnostiques, les bois-sans-soif et autres hédonistes impénitents...

Si nous voulons rompre définitivement avec ces pratiques attentatoires à la dignité du citoyen tunisien, il faut affirmer sans ambiguïté la neutralité de l'administration et par là même celle de l'Etat moderne auquel nous aspirons tous tant que nous sommes.

A voir ce qui s'est passé pendant ces deux dernières années en Tunisie, nous ne pouvons pas ne pas dire là aussi: il n'y a rien de nouveau sous le soleil et nos espoirs ont été malheureusement encore une fois déçus.
A nos constituants, à nos gouvernants, nous disons pour la nième fois: de grâce, faites diligence, voyez loin, voyez grand, enlevez vos œillères et ayez cette hauteur de vues qu'on vous demande d'avoir depuis le début pour ne pas hypothéquer l'avenir du pays et des générations futures et opposer un démenti formel au célèbre adage de l'Ecclésiaste «nihil novi sub sole».