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Beaucoup de Tunisiens ne sont pas loin de considérer les deux président de la république et de l'Assemblée comme traitres à leurs idéaux, traitres à ceux qui leur ont donné leur voix et, enfin, et surtout, traitres à la Tunisie.

Par Ridha Bouguerra* 

Ami Moncef Marzouki, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines?(1)

Ami Mustapha Ben Jaâfar, entends-tu les cris sourds du pays qu'on enchaîne?

Amis, le Bassin minier murmure et réclame la reconnaissance de l'État pour son rôle pionnier et avant-gardiste dans le processus qui a abouti à la révolution du 14 janvier. Ne pouvez-vous dignement accéder à sa revendication légitime?

Amis, le Kef grogne et exprime le refus de la marginalisation de sa jeunesse ainsi que l'impatience de celle-ci de recevoir son dû après deux longues années sans pain. Ne l'entendez-vous pas?

Amis, l'arrière-pays entier gronde, se mutine et se soulève. N'avez-vous pas été atteints par son mécontentement à Sidi Bouzid le 17 décembre 2012?

Amis, les habitants de Siliana ne se sont-ils pas rebellés contre l'État sur les rouages duquel vos alliés nahdhaouis sont en train de mettre brutalement la main?

Amis, vous médecins, pouvez-vous demeurer insensibles aux douleurs de tous ces jeunes maintenant éborgnés et aux plaies vives portées dans leur chair par la chevrotine utilisée à Siliana par les forces de l'ordre d'un État dont vous tenez actuellement, mais très partiellement, artificiellement et en apparence seulement, les rênes?

Amis démocrates, pouvez-vous rester encore sourds aux appels du peuple qui exige une Constitution démocratique digne de la Révolution du 14 janvier qui a mis fin à une dictature abjecte?

Amis, vous anciens militants des Droits de l'Homme, pouvez-vous avaliser une Constitution qui ne se réfère pas à la Déclaration universelle des Droits de l'Homme et qui passe outre la liberté de conscience?

Amis issus de la société civile, pouvez-vous parapher une constitution post révolutionnaire qui ne mentionne pas clairement et explicitement le caractère civil et non théocratique irréversible et intouchable de l'État tunisien?

Amis, pouvez-vous ne pas rougir encore après avoir donné une légitimité républicaine aux corbeaux qui assombrissent notre horizon et celui de nos enfants en recevant dans les ors de la République et dans nos palais nationaux les adeptes de la chariâ, les réfractaires à la mixité dans les établissements scolaires, les défenseurs de la polygamie et du mariage coutumier, voire même les fascistes complices des assassins de feu Lotfi Nagdh et soi-disant protecteurs de la Révolution?

Amis, pouvez-vous pactiser encore avec les amis secrets des amis de ces incendiaires venus d'un autre temps et d'au-delà des déserts et qui ont si gravement et si lâchement porté atteinte à notre patrimoine national et à celui de l'Humanité entière, hier à Sayda Manoubia et à trente-quatre autres lieux sacrés de notre mémoire collective, aujourd'hui à Sidi Bou-Saïd et demain qui sait où encore?

Amis, supporterez-vous longtemps encore le silence complice des ministres de l'Intérieur, de la Culture et des Affaires religieuses face à ces hordes barbares qui mettent ainsi à profit cette complaisante passivité afin de poursuivre leur œuvre de destruction de notre mémoire collective?

Amis, n'avez-vous pas appris comme tous les Tunisiens le travail de sape entrepris par les salafistes moyenâgeux qui ont investi nos établissements scolaires et sont en train de les transformer en lieux de propagande pour contrer la modernité et le culte du savoir?

Amis, supporterez-vous encore longtemps l'exaspération d'une population indignée de voir que vous êtes plus soucieux de la répartition des sièges et des maroquins à l'intérieur de l'équipe gouvernementale que des besoins matériels réels et urgents de larges couches de la société de plus en plus sinistrées?

Amis, quand allez-vous finir par vous réveiller et perdre vos illusions quant à vos alliés qui ne rêvent que d'un État théocratique et du rétablissement du Califat?

Quand allez-vous vous arrêter d'avaler toutes sortes de couleuvres dans le seul espoir de garder vos postes avec la bénédiction intéressée de vos machiavéliques alliés qui ne cessent de vous mener en bateau?

Si, comme l'a écrit un auteur, «toute révolution comporte un danger de tyrannie»(2), l'Histoire retiendra que vous aurez été les fourriers de la dictature que nous promettent vos alliés du parti conservateur religieux.

Quand donc allez-vous retirer votre soutien à ceux qui représentent une vraie menace pour la paix civile et qui n'ont réussi jusqu'ici qu'à diviser la société en clans antagonistes?

Quand allez-vous, finalement, vous joindre aux vrais démocrates et sauver notre pays des griffes des véritables ennemis de la Révolution de la Liberté et de la Dignité qui crient, hypocritement, à la contre révolution?

Bientôt, il sera trop tard et l'Histoire, ce grand justicier, vous condamnera pour non assistance à la patrie en danger et pour complicité avérée dans le naufrage de notre beau pays et dans sa somalisation.

D'ailleurs, nous ne sommes pas loin de vous considérer, non plus comme amis, mais comme traitres à vos idéaux, traitres à ceux qui vous ont donné leur voix et, enfin, et surtout, traitres à la Tunisie.

* Universitaire.

Notes:
1- Allusion au chant des partisans pendant l'Occupation nazie de la France. Paroles de Joseph Kessel et Maurice Druon : «Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines? Ami, entends-tu les cris sourds du pays qu'on enchaîne?»
2- Henri Fauconnier cité par notre ami Le Capitaine, alias François-G. Bussac : ''Vers une Tunisie libre?'' Tunis, éd. Arabesques, 2012, p. 62.