Emna Menif TunisieLa conférence de presse du 26 janvier 2013 du chef du gouvernement Hamadi Jebali vient confirmer des conclusions et en imposer d'autres. Elle trahit les trois impasses politiques actuelles en Tunisie : conceptuelle, politique et de légitimité.

Par Emna Menif*

Le chef du gouvernement a solennellement appelé à trouver la voie du consensus et à mettre un terme aux luttes et bipolarisation idéologiques. Il ne relève toutefois pas dans cette appel les contradictions autour des paradigmes, concepts et valeurs du consensus. Le principal obstacle au consensus réside dans un malentendu originel sur la nature de l'Etat et du régime politique que nous souhaitons instaurés, et les exemples sont légions.

L'impasse conceptuelle...

Ce ne sont pas les beaux discours et les déclarations d'intention qui peuvent faire se réconcilier les opposés. Ni le caractère civil de l'Etat, ni les notions de droits et libertés, encore moins la nature du régime politique, les principes d'indépendance, d'équilibre et de fonctionnalité des pouvoirs, ou la volonté politique portée par le projet de décentralisation de l'Etat et des prérogatives accordées aux collectivités locales ne relèvent d'une lecture et de référentiels convergents.

Il existe un malentendu fondamental sur le sens de la terminologie employée selon les références des parties en présence et leur conception de l'Etat et du projet de société à promouvoir. Comment atteindre le consensus tant espéré sans lever ces obstacles déterminants, qui sont justement d'ordre idéologique, et sans tomber dans l'angélisme d'un discours politique policé?

Procédant du même angélisme, le camp des démocrates clame la fin des idéologies. Certains brandissent le slogan du pragmatisme consensuel dans le but de ratisser une base la plus large possible de sympathisants et futurs électeurs potentiels.

Angélisme, naïveté ou simple manœuvre politicienne? Nous allons éviter les procès d'intention. Néanmoins, deux rappels s'imposent.

Le parti du chef du gouvernement tire sa légitimités de ses références doctrinales, moteurs de l'idéologie de l'islam politique, alternative aux déceptions et désillusions des peuples des pays arabes et musulmans qui, après avoir éprouvé le socialisme, le nationalisme, le baâthisme et j'en passe, cherchent à relever la tête et à surmonter les humiliations et l'indignité qui les ont frappés.

Les régimes politiques qui se sont succédés à la tête des Etats arabes et musulmans ont tiré leur légitimité, en leurs temps, d'idéologies diverses qui ont permis à leurs peuples de se remettre des humiliations des colonisations et des dominations sous toutes leurs formes et leur ont permis de rêver l'avenir, le leur et celui de générations futures. Ce sont les dérives autoritaires et mafieuses de ces régimes, qui ont conduit à l'avilissement de leurs peuples et à leur appauvrissement, qui ont sonné leur glas.

Alors oui, c'est la fin des idéologies qui ont échoué mais ce n'est nullement la fin d'une vision portée par un soubassement doctrinal nouveau, capable de donner un sens au projet et à l'action politiques.

Les «démocrates», «progressistes», «modernistes»... sont actuellement appelés à se renouveler à travers un corpus de valeurs qui offre des perspectives et suscite la ferveur d'un peuple en quête d'une appartenance identitaire nationale et de raisons d'espérer un devenir meilleur. La finalité de la politique n'est-elle pas le bien être de l'homme, son but ultime n'est-il pas le bonheur de l'individu?

Sans renouveler les concepts, sans s'inscrire dans de nouvelles perspectives et générer de nouvelles idéologies, ils ne seront pas capables de relever les défis auxquels le peuple tunisien fait face. «Idéologie» n'est ni une insulte, ni un travers, ce n'est qu'un «un système d'idées et de jugements, explicite et généralement organisé, qui sert à décrire, expliquer, interpréter ou justifier la situation d'un groupe ou d'une collectivité et qui, s'inspirant largement de valeurs, propose une orientation précise à l'action historique de ce groupe ou de cette collectivité» dixit Guy Rocher.

L'impasse de l'exercice du pouvoir...

Les discours électoraux et électoralistes populistes et prometteurs sont des plus aisés à distiller. La réalité du pouvoir est une toute autre affaire.

La réalité du pouvoir est confrontée à la désespérance de couches de plus en plus larges de la population dont l'expression varie de la résignation (à laquelle elles se sont habituées) à la contestation dans ses formes, parfois, les plus violentes (légitimée à leurs yeux par le contexte de la révolution). Elle est en butte au chaos sécuritaire cultivé par des groupes violents, tolérés pour ne pas dire encouragés, qui manipulent l'imaginaire et l'inconscient populaires dans la théorie de la «débandade sociale» («al tadefaa al mojtamaî»), chère à certains théoriciens, en vue d'opérer les transformations sociétales attendues par les mouvements islamistes. Elle est mise au défi de mener à terme une transition qui ne saurait durer et qui réussit la double gageure d'élaborer et de se tenir à un calendrier des échéances politiques tout en mettant en place les institutions et les règles de fonctionnement d'un Etat démocratique, ou qui en donne le change, pour légitimer un certain modèle politique. Et cette réalité du pouvoir doit composer avec une alliance tripartite contre nature et une opposition, certes active, mais désordonnée et encore fragile dans l'unité des partis qui la composent, dans leur structuration et dans leur action.

Le chef du gouvernement a déroulé un discours de responsabilité. Il a encensé la troïka. Il a repris à son compte les revendications et les critiques de l'opposition. Dans les faits, il était anachronique et en décalage avec la réalité. Il a, surtout, occulté une donne et pas des moindres: son parti, après avoir affaibli et discrédité ses alliés, refuse de céder la moindre parcelle de pouvoir. Il prend le consensus bloqué pour alibi, fait de l'appel au «dialogue national» un dérivatif ou une diversion tout en agitant un échéancier politique irréalisable comme un palliatif.

L'impasse de la légitimité...

Le chef du gouvernement a délivré deux messages clés.

Il a brandi, telle une menace, l'éventualité de soumettre au vote de confiance par l'Assemblée nationale constituante (Anc) la formation gouvernementale qu'il (ou son parti) aura concocté pour enfin accomplir le fameux remaniement ministériel. Est ce un risque politique qu'il est prêt à courir, ou est-il assuré d'une majorité? La deuxième option paraît plus plausible. A chacun d'en tirer les conséquences sur la suite des évènements, notamment en ce qui concerne les équilibres en présence dans l'élaboration de la constitution.

Il a aussi affirmé sa volonté (comprendre la volonté de son parti) de faire appel à des observateurs internationaux aux prochaines élections. Il ne fait aucun doute qu'il est (et son parti) assuré de remporter les élections. Ce en quoi, il ne faut pas compromettre l'avenir, pour plusieurs raisons.

Idéologiquement, la formation politique du chef du gouvernement a su donner le change, se «recentrer» et «incarner» la modération en laissant se développer les groupes salafo-wahhabites et imposer de fait leur existence, conduisant à une comparaison consciente ou inconsciente, nécessairement favorable à l'islamisme dit modéré.

Il est évident que le gouvernement actuel est en situation d'échec. Cependant, il a théorisé cet échec, en l'imputant aux «parties», jamais identifiées du reste, qui bloquent son fonctionnement, sont en intelligence avec des «forces étrangères», «ne veulent pas le bien du pays et du peuple», contre révolutionnaires, vestiges de l'ancien régime... les infidèles et les traitres, en d'autres termes. Et il ne faut pas s'y méprendre, cette thèse trouve ses adeptes...

En définitive, parier sur les échecs de l'adversaire fait partie des calculs politiques et électoraux. Cependant, outre son caractère fataliste, cela n'est valable que lorsque les traditions d'alternance démocratique sont ancrées dans un pays et que sa classe politique, structurée, organisée et implantée dans les régions du pays, a la capacité d'atteindre ses différentes catégories sociales et d'exposer ses alternatives.

A l'évidence, notre pays est loin d'être dans cette situation. A l'heure actuelle, les démocrates sont loin d'avoir remporté les principales batailles. La première d'entre elle est la prise de conscience collective des énormes périls que la Tunisie encourt.

A tous les démocrates ou considérés comme tels, il est urgent de rappeler quelques fondamentaux.

La Tunisie est un vaste territoire, rongé par le manque d'infrastructure, la pauvreté, l'indigence, le dénuement, la précarité, le chômage, l'ignorance, et aussi par l'impatience, le désespoir, les désillusions, la résignation, la désespérance, la méfiance... Les jeunes sont livrés à eux mêmes, les démunis se sentent abandonnés... Les discours politiques, les enjeux électoraux, les luttes politiciennes sont des privilèges dont ces territoires se désintéressent quand ils ne les méconnaissent pas.

Ces territoires ont besoin d'espoir, de solidarité, d'encadrement, de présence effective, d'actions...

A ces attentes, il y a une société civile, allégeante à la majorité au pouvoir, qui apporte une certaine réponse, pourvue de moyens humains et matériels, de ressources et d'une motivation idéologique...

En face, une autre société civile ne peut apporter que des réponses partielles et très insuffisantes, désargentée, avec souvent peu de volontaires, en lutte des adversités, elle-même parfois gagnée par le désespoir et l'essoufflement...

Dans ces territoires, une certaine culture, martelée avec détermination, insistance et conviction, se propage de façon insidieuse mais certaine. Elle déploie son ombre sur les enfants, les jeunes et les populations fragiles, qu'elle embrigade en pansant leurs plaies, en répondant à leur besoin d'appartenance, en leur offrant repères et certitudes, en leur promettant la paix de l'âme et les récompenses de l'au-delà.

Tant qu'on n'aura pas convenu qu'il ne s'agit pas uniquement et prioritairement d'une bataille sur le champ de la politique politicienne, dans les rangs des partis et sur le front des élections, on donnera raison au chef du gouvernement et à son parti, assurés de gagner les prochaines élections, sans tricher, sans manipuler, sans frauder.

A tous les citoyens démocrates ou considérés comme tels, il s'agit d'un combat et non de batailles. Il se joue sur des territoires matériels et immatériels. Il se joue entre une culture et une certaine culture. Il se mène entre un bataillon décidé à y laisser ses dernières forces et une armée par dizaines de contingents et une infinité de renforts. Il est déterminé par le déséquilibre entre des moyens dérisoires, assujettis au bon vouloir des bailleurs de fonds et à la générosité de rares donateurs avisés, et des moyens illimités que les pétrodollars des acolytes des Frères musulmans et leurs cousins wahhabites alimentent jusqu'à l'indigestion et gavent encore et encore.

Que ceux qui attendent que leur peau soit providentiellement sauvée sachent que le destin des Individus est indissociable du destin des peuples. Que chacun mesure l'étendue du désastre et l'immensité de la tache. Que chacun assume ses responsabilités...

* Militante politique.