Lettre ouverte à Sihem Badi, ministre des Affaires de la femme et de la famille, censée être également en charge des enfants. Et des petites filles...
Par Salma Houerbi
Madame La ministre,
Non, ceci n'est pas une énième lettre visant à vous incendier. Non, cette lettre n'est pas émise par vos détracteurs les plus redoutables ou vos ennemis les plus virulents (ils sont d'ailleurs si nombreux en ce moment).
Cette lettre est tout simplement un cri de détresse. Cette lettre n'a pour goût et moteur qu'amertume et déception. Cette lettre est la lettre d'une jeune rêveuse naïve – loin d'être militante – qui a cru en vous de prime abord, allant même jusqu'à vous prêter sa voix pour que vous-même soyez la voix des sans-voix. Maintenant que vous savez que cette lettre n'est pas le fruit d'un complot politique et n'émane surtout pas de vieilles rancœurs, laissez-moi vous expliquer pourquoi j'ai mal.
A 18 ans, je n'avais certes pas un grand intérêt pour la politique que je ne côtoyais pas directement. L'économie me terrorisait: elle faisait rouspéter mon père et déclenchait des révolutions entières. Je voulais néanmoins exister, être active et contribuer à bâtir mon pays.
Je décidais de passer par la petite porte – une porte que je croyais petite – en faisant du travail social. Je réfléchissais ainsi à ce qui m'irritait le plus dans ma vie quotidienne: était-ce ce regard vicieux dégradant qu'on me portait chaque jour dans le métro ou était-ce ces histoires de femmes battues qui défilaient sur nos écrans? Qu'est ce qui me faisait mal? Etait-ce de voir, sur mon chemin vers l'école, des enfants mendier ou de voir à l'école d'autres enfants se nécroser les poumons avec de la colle? J'ai su dès lors que le social serait ma priorité, que mon engagement serait envers le sourire d'un enfant ou l'émancipation d'une femme.
C'est ainsi madame, qu'entre Simone de Beauvoir et Emma Goldman, je vous écoutai pour la première fois: une interview de 40 minutes où vous m'aviez fait beaucoup d'effet. Un sourire ferme, une modestie respectable et un discours humain mais non populiste. Vous veniez tout juste d'être élue ministre et vous rêviez grand sans avoir la folie des grandeurs. Vous parliez de changer les mentalités, de collaborer avec d'autres ministères, de visiter les femmes du Nord profond et du Sud profond. Je crois bien que vous avez tenu cette dernière promesse. Je me rapprochais de plus en plus de mon petit paradis: ce pays où tolérance régnerait et où famille serait sacrée.
Comment aurais-je pu prévoir ce qui allait se passer? Pourtant, tout s'enchaine. Stoïque, je n'allais pas me désolidariser de vous après que vous ayez nommé une «connaissance» au sein du gouvernement. Je n'allais pas me baser sur des spéculations pour vous juger et puis il fallait bien vous donner le droit à la réplique. Et quelle réplique! «Buvez l'eau de mer!» J'ai passé une bonne heure à essayer de trouver une explication rationnelle à cet argument politique si fin, je m'évertuais en vain à chercher une symbolique mystique de cette métaphore.
Le 12 février 2012, un réveil brutal me secoua. Vous annonciez ne pas vous offusquer des mariages coutumiers. Cette déclaration me fit mal, écrasa mes rêves comme un château de sable et me replongea aussitôt dans mon monde de Beauvoir et de Veil. Je décidais que vos frasques ou vos bourdes ne retiendraient même plus mon attention car je considérais que mon indignement face une photo avec des chaussures ou des factures d'essence faramineuses ne serait pas productif et m'écarterait de l'engagement envers ce sourire et ce bonheur (Merci Beauvoir pour ces leçons de vie).
Mon indifférence envers vous se serait poursuivie si vous ne vous étiez pas attaquée au fond. Le fond, c'est lorsque vous déclarez devant des millions de téléspectateurs que vous avez mieux à faire qu'arrêter le fléau des faux prédicateurs qui hantent notre pays. Le fond, c'est lorsque vous minimisez ce que nul ne peut minimiser. Le fond, c'est lorsque votre amour du pouvoir – et quel pouvoir au juste? – dépasse votre amour des enfants et de la famille. Le fond, on le touche Madame.
Madame, il y a ceux qui vous reprochent vos actes et vos dires. J'ai choisi de vous reprocher vos actes manqués, vos choix de silence quand il faut parler et vos choix de parler quand il faut agir. Je vous reproche votre inefficacité et votre déconnexion de la réalité. Peut-être avez-vous cru, que c'est pour vous que j'ai mal.
Non, j'ai mal pour cette femme qui se fait toujours battre par son mari et pour cet enfant qui est passé aux drogues dures depuis peu mais j'ai encore plus mal pour cette petite perle de 4 ans dont le visage ne voit plus la lumière du jour et pour ma copine Jihene qui est mariée en «ôrfi».
«Il est peu de vertus plus tristes que la résignation; elle transforme en fantasmes, rêveries contingentes, des projets qui s'étaient d'abord constitués comme volonté et comme liberté.» (Simone de Beauvoir).
Bien cordialement...