Au vaillant peuple tunisien, à tous les peuples de la planète et de l'univers, je présente mes condoléances emplies de colère après l'assassinat, avant-hier, de Chokri Belaïd.
Par Christian Velpry*
L'homme est mort en héros, mais pas pour n'importe quelle cause : il se battait pour le peuple. Pour son peuple, mais aussi, par effet d'amplification, pour tous les peuples.
Il est plus clair, à mon sens, de formuler les choses comme je viens de le faire que de dire qu'il est mort «pour la démocratie» ou a été tué par «les ennemis de la démo¬cratie». Car ce terme de démocratie est des plus ambigus et trompeurs.
Un gant sous lequel agit une large main noire
Cet assassinat est un coup dur, aujourd'hui, pour le peuple tunisien, qui a entamé depuis deux ans «sa» révolution, et qui se trouve donc aux prises avec la réaction. Il est juste de s'en prendre aux lâches exécutants d'un tel crime, mais à condition de voir qu'ils ne sont que les exécutants de décisions prises, effectivement, ailleurs. Qu'est-ce que le mouvement salafiste? A peu près rien d'autre que le gant sous lequel agit une large main noire qui se déploie depuis Washington, London et Paris.
Je rapprocherai cet événement d'un autre, déjà ancien, mais qui lui ressemble comme deux gouttes d'eau : l'assassinat de Jean Jaurès, le 31 août 1914. Le gouvernement français d'alors, dirigé par un radical-socialiste, pliait devant l'exigence de la guerre, décidée par les chefs du capitalisme. Jaurès était suspect de se préparer, en cas de déclaration de guerre, à appeler le peuple français, et, par-delà les frontières de la France, les autres peuples, à refuser la mobilisation. «Restez chez vous, ne partez pas», aurait, très probablement lancé le grand leader. C'était une grave épine dans le jeu des puissants. On a trouvé un bras pour se débarrasser de lui.
Dans ce genre de crimes, l'assassin est toujours un pauvre crétin (ou de pauvres crétins) d'extrême droite. L'extrême droite est un vivier, entretenu en permanence, de pauvres crétins prêts à faire ce genre de choses. Mais l'ordre de procéder vient d'ailleurs...
Il ne faut pas que les peuples avancent, il ne faut pas que les peuples vivent, il faut seulement laisser les gens survivre, demi étouffés dans des conditions voisines de celles de l'esclavage, voici la pensée politique profonde des maîtres du monde. Et quand quelqu'un, un pas en avant du peuple, semble avoir une capacité à guider ce dernier vers un réel progrès, il faut l'abattre; c'est ce qu'ils pensent, et ce qu'ils décident, les maîtres du monde.
Il ne sert à rien de prononcer le terme de démocratie, qui n'a jamais servi qu'à cacher au peuple le nom et le visage de ses ennemis. Les États-unis, le Royaume-Uni, la République française sont dans une forme constitutionnelle républicaine, de fait, et démocratique, en apparence. Ces trois pays servent néanmoins de support aux entreprises qui conditionnent le plus négativement, aujourd'hui, la vie des peuples de la planète entière.
La cause de ses puissants maîtres
La Révolution tunisienne qui a éclaté il y a deux ans est, pour les capitalistes, la pire chose qui puisse être. Ils ont été surpris, comme ils le sont toujours en pareil cas, par son surgissement. Mais ils ont tout de suite travaillé, dans l'ombre, pour s'employer à la faire échouer. Plutôt qu'une opposition franche et directe, ils ont choisi la voie des coups bas, des détournements, de la récupération; et comme le peuple tunisien, ayant longtemps médité sur ses souffrances et se révélant conscient, déterminé et obstiné, ne se laisse pas facilement détourner de son but, il reste l'arme ultime, l'assassinat politique.
Le salafisme, avec ses colifichets empruntés de la façon la plus infidèle à la lettre des prédications anciennes, n'est rien d'autre qu'un masque, utile dans les pays de tradition musulmane. Il ne serait rien s'il ne servait la cause de ses puissants maîtres.
C'est un très sale coup qui vient de se produire; nous vivons un jour de deuil dont l'importance dépasse celle de la simple mort d'un homme. On a tué un homme parce qu'on vise le peuple. Pour autant, les commanditaires du crime n'ont pas encore gagné. On saura bientôt si cet assassinat a réellement assassiné la Révolution tunisienne ou non. Mais même si cela ne la tue pas, elle va en être retardée, freinée, presque sûrement.
Le maître mot des puissants capitalistes, qui n'ont rien de bon, en fait, à proposer aux peuples, c'est toujours de gagner du temps. Empêcher que quelque chose de bon pour les humains ne survienne. Empêcher que les hommes ne défassent leurs entraves. Et, depuis qu'ils ont pris le pouvoir, au moment de la Révolution française, les capitalistes, de fait, ont toujours réussi à inventer de nouvelles entraves plus vite que les peuples ne parvenaient à s'extraire des anciennes; ils ont toujours une heure d'avance. C'est pour cela que la Révolution a besoin non seulement de la force du peuple, mais aussi de la puissance de la pensée.
La subtilité du pouvoir capitaliste, après celui des rois, dans les formes anciennes d'oppression, est d'attirer à lui tout ce qui est capable de penser, d'acheter les services de l'intellect pour être à même d'avoir toujours une longueur d'avance sur la force populaire. Il est remarquable d'ailleurs que l'intellect se laisse acheter à si bas prix par les puissants assis sur le trône de leurs richesses. La trahison des clercs... Ce titre n'est pas un vain mot.
Audace de pensée, prudence dans l'action
La Révolution aura en fait gagné quand elle sera assez forte pour conserver en elle une part suffisamment importante de l'intellect. Ce que fait, ce que vit actuellement le peuple tunisien est important, non seulement pour lui-même, mais pour l'huma¬nité entière. Tous les peuples du monde y sont attentifs.
Il s'agit, certes, de ne pas se tromper d'ennemi. Il s'agit de faire preuve à la fois d'audace de pensée, de prudence dans l'action, de ténacité : tout est de savoir construire le projet révolutionnaire. Difficulté étonnamment complexe. Depuis la saisie de grand problèmes de type généraliste et abstrait, jusqu'à l'art de trouver les moyens pour le peuple d'assurer ses communications internes, garantes du progrès de tous et empêchant telle ou telle fraction de profiter d'un détournement de pouvoir, il n'y a que des difficultés.
Mais les seuls combats perdus d'avance sont ceux qu'on ne se met pas en devoir de mener.
Courage et bonne chance au Peuple tunisien. Et que des hommes du monde entier l'aident ou le rejoignent dans son combat. Le signataire de la présente y est, pour lui-même, depuis toujours et par avance, engagé.
* Français, 75 ans.