Le chef provisoire du gouvernement a proposé un gouvernement de technocrates pour sortir de la crise. Cette proposition a semé les divisions et ébranlé la détermination. A cela, l'auteure oppose certaines évidences, que certains semblent avoir très vite oublié.
Par Emna Menif*
Le martyr de Chokri Belaid a provoqué une onde de choc qui a secoué la Tunisie libre, digne et démocratique, exprimée par une écrasante majorité de notre peuple, de tous âges, de toutes catégories sociales et de toutes régions. Elle a réveillé des consciences tétanisées par la peur de l'inconnu et anesthésiées par une certaine inertie de la classe politique démocratique empêtrée dans ses contradictions. Elle a suscité, le temps d'un deuil, l'union sacrée de la classe politique démocratique et du peuple.
Hamadi Jebali, lui, a expressément répondu par une initiative qui, de nouveau, a semé les divisions et ébranlé la détermination. A cela, j'oppose certaines évidences, que certains semblent avoir très vite oublié.
Les handicaps de Hamadi Jebali
Le premier handicap de Hamadi Jebali est sécuritaire. Le parti dont il est issu, autant que son gouvernement et que Hamadi Jebali lui-même portent la totale responsabilité de l'exécution de Chokri Belaid. Ils n'ont pas commandité le meurtre mais ils l'ont permis par leur laxisme vis-à-vis des groupuscules extrémistes et de toutes les manifestations de violence et exactions commises depuis qu'ils dirigent le pays, par l'instrumentalisation des mosquées pour diffuser une certaine doctrine, celle de la confrérie des Frères musulmans et autres courants salafo-wahhabites, par les incitations au meurtre tolérées, par la stigmatisation des opposants, dont Chokri Belaid, à travers des accusations infondées et des procès d'intention de la part de hauts responsables de l'Etat, dont le ministre de l'Intérieur, à travers leur incapacité à rétablir l'ordre et à garantir la sécurité des citoyens... et la liste est trop longue pour être exhaustive.
Le deuxième handicap de Hamadi Jebali est économique et social. Lorsqu'on affirme que le gouvernement de la troïka a échoué, on affirme que le Chef du Gouvernement a échoué. Quand une coalition gouvernementale et qu'un Chef de Gouvernement ne réussit pas à opérer un remaniement ministériel pendant huit mois, ils sont définitivement discrédités. Ce n'est pas par la grâce d'une décision unilatérale et non concertée que ce même Chef de Gouvernement peut se transformer en un Homme d'Etat capable de sauver un pays précipité dans le chaos par l'obstination aveugle du parti dont il est le Secrétaire Général, encore moins de diriger une équipe de technocrates dévoués et compétents.
Le troisième handicap de Hamadi Jebali est idéologique. Faut-il rappeler qu'il est l'homme du sixième califat? Faut-il rappeler qu'il est nourri par la doctrine des Frères musulmans et son promoteur, doctrine qui a donné naissance à l'idéologie de l'islamisme politique, déniant toute identité nationale au profit du projet d'une nation islamique, organisé dans un vaste califat théocratique abolissant toute forme de démocratie et reléguant le citoyen au statut de sujet? Faut-il rappeler que ce projet est voué à être patiemment réalisé à travers la «frérisation» des rouages de l'Etat et l'uniformisation de la pensée par l'instillation sournoise d'une «culture» obscurantiste appelée à déstructurer les cultures nationales et à annihiler les spécificités patrimoniales acquises au bénéfice d'une accumulation civilisationnelle et historique?
Hamadi Jebali va-t-il renier, par la grâce d'une illumination et d'une conscience soudaine de l'intérêt national, ses références doctrinales et le projet pour lequel il a sacrifié des années de prison, d'isolement, de souffrances et d'humiliations?
La Tunisie n'a pas besoin d'un sauveur providentiel
Le 6 février 2013 à 8h15, la Tunisie a basculé dans une réalité autre. La Tunisie vit, depuis cette date, un moment historique dont il faut se saisir.
Ce moment appelle la classe politique à moraliser la vie publique et le débat politique, pollués par l'invective, les petites phrases et les mesquineries.
Ce moment rappelle que la politique est d'abord et avant tout, une pensée, une philosophie, une culture, une connaissance de l'histoire et une vision, vision d'un projet de société avant d'être un plan économique et une stratégie de développement.
Ce moment impose à la classe politique démocratique et progressiste de ne plus parier sur les échecs et les faiblesses ou les divisions de l'adversaire mais de construire sur ses forces et sa détermination.
La Tunisie n'a pas besoin d'un sauveur providentiel, dont le visage change au gré des évènements. Elle n'a pas besoin de réactions mais d'une stratégie. Elle n'a pas besoin de consensus mou, qui a fini par être meurtrier, mais de décisions fortes et salutaires. La politique est certes l'art du compromis, et du possible ajouteront certains, mais sûrement pas celui de la compromission et des demi solutions.
La classe politique démocratique et progressiste a aujourd'hui l'opportunité de se rassembler dans une large alliance politique et civile de salut national dont la mission est claire : la mise en place un conseil de salut national à même de conduire une transition avec un plan Marshall de sauvetage et l'organisation d'états généraux démocratiques aboutissant à une alternative politique et sociétale, économique, sociale et culturelle.
Le défi, aujourd'hui, est aussi et surtout d'extraire les racines de l'inculture et de l'obscurantisme que, des années de dictature et de pensée unique démultipliées par un une action acharnée en profondeur des adeptes de la confrérie, ont ancrées dans les couches vulnérables, fragilisées ou démunies de notre société.
J'appelle les démocrates de mon pays à ne pas s'accrocher à des illusions de solutions mais de créer les conditions de solutions définitives et pérennes, dans l'union et dans l'abnégation, pour servir notre patrie et notre peuple et non pas des intérêts personnels ou partisans.
Je les appelle à ne pas oublier le martyr de Chokri Belaid. Qu'il ne se soit pas sacrifié sur l'autel de notre impuissance et de notre incapacité à tenir les rênes de notre destin.
Je ne mettrai pas la main dans celles de ceux qui détruisent mon pays et l'unité de mon peuple. Et je ne composerai pas avec ceux qui insultent son intelligence et sa générosité. Jusqu'au dernier souffle...
* Militante politique.