Chokri Belaid était un grand homme, mais il n'est plus. On revient à ses petites affaires et on oublie... que Chokri Belaid est inéluctablement le premier d'une longue liste, que les escadrons de la mort sont déjà là, que les manœuvres et les manœuvriers sont à l'œuvre avec déjà une longueur d'avance.
Par Emna Menif*
Ils ont accouru, ils sont venus, ils étaient tous là... Chokri Belaid a été lâchement exécuté devant son domicile, pas seulement d'une balle, ni de deux... Exécuté sans lui laisser la moindre chance de survie.
Ils étaient tous là, ils ont pleuré, hommes et femmes, jeunes et vieux...
Ils étaient tous là, ils ont craché leurs slogans déterminés mêlés aux sanglots et aux larmes intarissables...
Et puis, ils sont venus de nouveau... Ils ont mouillé leurs chaussures dans les flaques d'eau des rues défoncées de Jebel Jeloud, les rues de son quartier, son quartier populaire.
Ils ont encore pleuré et mêlé leurs larmes à celles de son peuple, le peuple de son quartier et celui venu d'ailleurs.
Ils ont libéré leur conscience, ils étaient là sous la pluie... Les perles de pluie se sont mêlées aux gouttes salées de leur amertume, de leurs regrets, de leur courage retrouvé.
Ils sont repartis enhardis de l'hymne national qu'ils ont scandés, déterminés des slogans qu'ils ont brandis, des youyous des femmes-courage de leur pays, de la fierté de la veuve du martyr.
Ils sont repartis, la conscience en paix, ils ont démasqué les coupables, fait leur procès et exécuté le jugement: «Dégage».
Pendant ce temps, je n'ai pas pleuré. On ne pleure pas les grands hommes qui donnent leur sang pour les valeurs qu'ils ne renient jamais et pour la voie dont ils ne s'écartent à aucun prix.
Je n'ai pas pleuré... j'ai décidé de lutter, enfin confiante et rassurée... Après tout, dans son épitaphe, ses compagnons de lutte, les valeureux politiques qui veillent à notre destinée et le peuple réuni, ont entendu le message de son dernier souffle, «Unissez vous, unissez vous, unissez vous», ils ont affirmé, «Plus jamais ça», ils ont promis, «Nous ne trahirons pas».
Je n'ai pas pleuré... mon pays allait être sauvé, ses élites étaient prêtes à se draper de la volonté du peuple et à s'armer de son inébranlable détermination. Ses élites étaient résolues à être sa voix et de devancer sa voie.
Seulement, maintenant qu'il est enterré dans le Carré des Martyrs de la Nation, veillé par la Fière Armée de la Nation, la raison reprend ses droits et la realpolitik ses lettres de noblesse. Maintenant que le nom du héros est gravé en lettres d'or dans l'histoire, dans la grande histoire, il faut composer avec le sauveur, le nouveau père de la nation...
Ils parient sur les divisions de l'adversaire; ils spéculent sur les «dernières informations»; ils pensent user de machiavélisme en se réfugiant derrière l'intérêt supérieur du pays et la légitimité des institutions. De nouveau divisés, dans l'errance des égos et des calculs, habités par la peur ou l'alibi du Vide... Ils n'ont ni VU ni ENTENDU... Jusqu'au prochain martyr...
Chokri Belaid était un grand homme, mais il n'est plus. On revient à ses petites affaires et on oublie... que Chokri Belaid est inéluctablement le premier d'une longue liste, que les escadrons de la mort sont déjà là, que les manœuvres et les manœuvriers sont à l'œuvre avec déjà une longueur d'avance. On oublie que le salut ne peut désormais venir que du peuple et de l'union sacrée de ceux et celles qui croient en lui, sans l'ombre d'un doute ni d'une hésitation, et de ceux et celles qui croient en leur destin.
«Ils ne savaient pas que c'était impossible, alors ils l'ont fait». Oui, mais quand d'avance, on décide que c'est insurmontable on est tétanisé.
Ce soir je pleure, mon Pays ravagé, ses Martyrs vite oubliés, ses rêves bradés, je pleure la fêlure, la déchirure, l'écartèlement...
Ce soir je pleure...
Cependant, même si je sais que «le désespoir est une forme supérieure de la critique», je sècherai mes larmes et continuerai de lutter.
Ce soir je pleure mon désespoir ravalé et je me dresse pour les centaines de milliers qui, jamais, ne sauront abdiquer...
* Militante politique.