La Tunisie à cru, un certain 14 janvier 2011, à une révolution de jasmin qui s'est révélée plutôt un coup d'Etat nauséabond, aujourd'hui elle croit, du moins en partie, à un coup d'Etat et c'est vraisemblablement sa plus belle révolution.
Par Mansour El Feki*
Nous parlons toujours de la réalité tandis que les gens se contentent, souvent, d'une image fonctionnelle de celle-ci.
Au moment où la Tunisie est endeuillée par l'assassinat d'un de ses grands militants historiques, Chokri Belaid, au moment où la Tunisie libre pleure son martyr, le microcosme politique est en gestation et les orientations de demain sont en train d'éclore.
Au-delà des gesticulations et des tergiversations, la réalité prend forme dans la pénombre de la scène, là où l'on s'y attend le moins. Vendredi, les funérailles nationales du martyr Chokri Belaid était l'occasion pour une résurgence de la Tunisie libre – une Tunisie que nous croyions disloquée et effilochée –, qui nous a redonné espoir. C'est cette Tunisie unie pour dire non au théo-fascisme, non à l'obscurantisme, non à l'exclusion. Une Tunisie égalitaire, ouverte, aimante et généreuse pour toutes les Tunisiennes et tous les Tunisiens.
De l'autre côté, le théo-fascisme s'efforce de garder la main: le lendemain, il brandit l'étendard de «son» martyr, pas moins honorable, ni moins respectable que le premier, l'agent de police Lotfi Zar, décédé dans l'exercice de ses fonctions. Au-delà de notre respect pour le martyr, la sauce ne prend pas, les deux sont les martyrs de la nation toute entière.
Scission entre les islamistes de diaspora et les «indigènes».
Par ailleurs, Ennahdha sort hypocritement la carte de la souveraineté et met en exergue la menace d'un pays étranger, en l'occurrence la France, qu'il accuse de s'immiscer dans nos affaires nationales. Double souci pour le parti leader du théo-fascisme en Tunisie, marginalisé par la vague de la Tunisie libre éveillée par le martyr de Chokri Belaid et la scission qui se profile au sein de son parti, entre l'aile extrême-droite de la diaspora des anciens refugiés politiques avec Ghannouchi pour parrain, et celle des «indigènes», anciens prisonniers «politiques» des régimes antérieurs avec pour leader Hamadi Jebali.
Sur ce fond de scènes, certaines lignes semblent se dégager. Nos amis qui crient à l'ingérence de pays étrangers tel que la France, en mettant en sourdine celles du Qatar, de l'Arabie saoudite et de la Turquie, et surtout celles plus discrètes mais plus directes et plus obligeantes des Etats-Unis et de l'Union Européenne, tablent sur notre bienveillance et abusent de notre indulgence: la décision «unilatérale» du chef du gouvernement nahdhaoui n'est pas aussi unilatérale qu'il veut le faire croire.
C'est une décision «collégiale», nationale et internationale, inspirée par les maîtres des lieux, ceux qui ont concocté le coup d'Etat du 14 janvier 2011, et en concertation avec tous les partis, y compris Ennahdha.
Ennahdha n'est finalement plus aussi monolithique qu'on nous le présente, il y a au moins deux franges, une apte à faire certains compromis et une autre, issue des banlieues de Londres et de Paris, réfractaire au bon sens, emmurée dans son narcissisme et «idiosynchratisme», à l'image de son parrain Rached Ghannouchi, imprégné de ses maitres arabes, islamistes, qataris, etc.
Si Hamadi Jebali et son clan sortent renforcés, ils pourront créer un parti d'obédience islamique plus enclin à la démocratie pour le moment, en attendant des jours plus propices à l'instauration d'un islamisme agressif, ce qui revient à une manière de retrait stratégique, dans la pure tradition de la «taqiyya» islamiste, une sorte de dissimulation fourbe, licite en islam des premiers temps.
Ghannouchi, quand à lui, et son bras droit Lotfi Zitoun vont avoir le sort des dinosaures. Sauf que le premier a déjà survécu à deux dictatures en Tunisie, il a su tirer son épingle du jeu et même à en tirer profit... Il va sans doute se fondre dans une majorité nahdhaouie et finir par reprendre la main en appuyant, momentanément, la «décision unilatérale» de Jebali, tout en attendant des jours meilleurs aussi, mais en renforçant ses milices à l'image de certains fascismes à travers l'histoire.
Il reste à la fin les deux reliquats des partis vassaux d'Ennahdha, le Congrès pour la république (CpR) et Ettakattol. Le CpR n'est plus qu'un cadavre avec Marzouki comme pierre tombale, quant à Ben Jaâfar, il va s'offrir au plus payant comme une marchandise de bas de gamme et sortir son épingle du jeu, comme à son habitude.
De l'innocence totale à un réalisme mature
Finalement, ce qui se passe ces derniers jours en Tunisie pourrait traduire le passage de l'innocence totale à un réalisme mature. Les Tunisiens, ayant expérimenté en cinquante ans trois sortes de dictatures, pourraient sortir immunisés contre ce fléau qui les a maintenus dans un état de sous-développement politique.
En effet, les Tunisiens ont subi la dictature plutôt éclairée de Bourguiba, aliénée et mafieuse de Ben Ali et finalement, la dictature théologisée de ces derniers mois. Ils seraient donc bien prêts à assumer une démocratie mature mais exigeante. Ils ont eu en fin de compte comme dictateurs le bon, la brute et les truands. Aujourd'hui, ils ont décidé de se prendre en main et de ne plus attendre de sauveur. Gageons qu'ils vont enfin retrousser leurs manches et se mettre au service de l'édification de leur pays enfin libre et démocratique.
La Tunisie à cru, un certain 14 janvier 2011, à une révolution de jasmin qui s'est révélée plutôt un coup d'Etat nauséabond, aujourd'hui elle croit, du moins en partie, à un coup d'Etat et c'est vraisemblablement sa plus belle révolution.
Merci Chokri Belaid, que Dieu ait ton âme.
* Universitaire, Canada.