Feu Chokri Belaïd ne sera pas mort pour rien! Vivant, il épousait la cause des plus démunis et ne défendait le droit à la parole des persécutés quelle que fût leur idéologie. Mort, il continuera à servir la Tunisie et jouera un rôle encore plus grand.
Par Mohamed Ridha Bouguerra*
Le martyr Chokri Belaïd demeurera, sans aucun doute, un précieux exemple de patriotisme et de militantisme pour les immenses marées humaines qui l'ont accompagné, ce vendredi 8 février, jusqu'à sa dernière demeure au cimetière Jallez, à Tunis. Durant de longues heures, dans un froid intense et sous une pluie glaciale et intermittente, des milliers et des milliers de femmes et d'hommes, unis dans la douleur, ont lentement suivi son cortège funèbre et ont patiemment assisté à sa mise en terre. Son sang a, ainsi, indiscutablement fédéré les foules compactes qui se sont déplacées jusqu'à la grande nécropole de la capitale. Comme il a fédéré toutes celles et tous ceux qui, dans la plupart des grandes villes du pays ont organisé des funérailles symboliques afin de prendre part à ce moment historique comme la Tunisie n'en a pas vécu depuis les grandioses funérailles de Farhat Hached en 1952.
Le rejet catégorique de la violence politique
Comment expliquer la présence massive de tant de monde dans une dignité qui force l'admiration? Qu'est-ce qui, en cette journée hivernale et sous un ciel inclément, a réuni dans le recueillement tant de Tunisiens des deux sexes, de tous âges et de toutes conditions? Que ressort-il des slogans scandés en ce jour de deuil national? De quel message ceux-ci sont-ils porteurs?
Le rejet catégorique du fléau destructeur du terrorisme et de la violence politique, tous deux étrangers à nos mœurs si pacifiques, est d'abord, sans doute aucun, la première signification qui se dégage de ces funérailles davantage populaires qu'officielles. La dénonciation solennelle d'une certaine politique qui a conduit à la division du pays en clans antagonistes est l'autre sens à donner à ce grand rassemblement citoyen. Il y a là la ferme condamnation de ces organisations sectaires et haineuses qui sont apparues, depuis peu, sous nos latitudes et qui ont semé les ferments de la discorde parmi une population qui a toujours été unie. D'inspiration wahhabite, ces mouvements ont l'ambition de faire le salut et le bonheur célestes des gens malgré eux et par la contrainte, si nécessaire. C'est donc le refus de toute conduite des affaires de la cité inspirée par l'intolérance religieuse et qui vise un retour à un islam mythique, celui des premiers siècles après le décès du Prophète.
A l'opposé, toutes celles et tous ceux qui ont adressé un dernier adieu à Chokri Belaïd, pratiquant un islam ouvert et tolérant, auraient pu reprendre, en ce jour mémorable, la devise des Fédérés au début de la Révolution française: «Pour s'unir et s'aimer les uns les autres.»
Portrait tag de Chokri Belaid réalisé par l'artiste français Herbert French pour Kapitalis.
Une nouvelle légitimité vient d'être exprimée
Par là, les Tunisiens, dont le nombre a été estimé, pour Tunis seulement, à près d'un million et demi, ont corrigé le vote du 23 octobre 2011. Une nouvelle légitimité vient d'être exprimée par les foules du Jallez qui, elles, ont voté avec les pieds! Il y aura nécessairement un avant et un après 8 février 2013 dans l'histoire politique tunisienne. Ne pas tenir compte de la colère populaire manifestée à travers les slogans criés par tant de gosiers serait non seulement une faute politique majeure, mais également une impardonnable faute morale. M. Ghannouchi, le chef du parti conservateur religieux, a été nommément désigné, par les foules en colère, comme moralement responsable du meurtre du dirigeant du parti des démocrates patriotes. Se prévaloir de la seule légitimité sortie des urnes le 23 octobre 2011 serait, désormais, d'une indécence qui frise l'irresponsabilité.
Il faut saluer ici le chef du gouvernement nahdhaoui qui a fort bien reçu le message comme le démontre son allocution de samedi soir, la deuxième en soixante-douze heures. Se plaçant au-dessus de sa formation d'origine, il a redit l'urgence d'un remaniement ministériel afin de confier les commandes à des responsables sans attaches partisanes et œuvrant, non pour les intérêts de tel ou tel parti politique, mais avec l'unique souci de servir la Tunisie. Il ya là un sens patriotique louable et qui fait honneur à M. Jebali.
Ennahdha, par contre, ne semble ni beaucoup apprécier cette démarche ni réellement la prendre au sérieux. Et pour cause, puisque le parti conservateur religieux se trouve pour ainsi dire mis, momentanément, hors jeu ! Acceptera-t-il aisément la perte de sa prééminence sur l'échiquier politique? C'est, hélas, le contraire que semble signifier le rassemblement organisé au Bardo, devant l'Anc, au moment même où se déroulaient les funérailles nationales de Chokri Belaïd. Les manifestants y mettaient en avant la seule légitimité accordée à Ennahdha par le premier scrutin qui a suivi la honteuse fuite de Ben Ali. Autant dire que le sens patriotique et l'intérêt supérieur de la nation n'étouffent pas ces partisans d'Ennahdha.
Le sens de la modération ainsi que le respect dû à un mort et reconnu par toutes les religions ne sont pas non plus, manifestement, les qualités premières de cet imam pour qui l'islam interdit que l'on fasse bénéficier «un mécréant, un communiste comme Chokri Belaïd» de la prière des morts ou qu'on l'admette dans un cimetière musulman !
La retenue de mise lors d'un deuil national et la trêve qui doit être respectée au moment de l'enterrement d'un homme, fût-il un adversaire politique, ne caractérisent pas, enfin, les criminels qui ont poussé de tout jeunes casseurs à gâcher la cérémonie funèbre en saccageant et en mettant le feu à une dizaine de voitures particulières à proximité du cimetière. Les forces de l'ordre n'avaient-elles, cependant, à leur disposition pour faire cesser ces troubles, que les bombes lacrymogènes dont les odeurs ont pénétré jusqu'au Jallez et ont fortement incommodé les gens?
Le sentiment grisant d'unité du peuple
Il n'empêche que l'honneur rendu, aujourd'hui, à travers tout le pays, à Chokri Belaïd nous a permis de retrouver le sentiment grisant d'unité ressenti par le peuple dans son ensemble après la chute de la dictature et tout au long de la semaine qui a suivi le 14 janvier 2011. Il y a là un précieux capital qu'il va falloir faire fructifier afin de retrouver les valeurs originelles de la Révolution, celles de Liberté, de Dignité et d'Égalité.
Le sang du martyr n'aura pas été inutilement versé s'il arrive ainsi à soustraire la Révolution à ceux qui l'ont détournée de ses buts premiers. S'il arrive encore à ranimer les objectifs démocratiques et égalitaires du soulèvement du 14 janvier, à leur donner un second souffle afin que la Révolution soit continuée par les milliers de personnes qui ont fait le déplacement au Jallez.
Le sang du martyr signera, enfin, l'échec des commanditaires de cet assassinat dont le seul dessein était de faire taire une voix libre entre toutes et qui se trouve, désormais, portée et répercutée par tant de Tunisiens avides de liberté. Ne dit-on pas, à juste titre, que les martyrs demeurent, parmi nous, éternellement vivants?
Repose en paix, camarade, tu auras servi la Tunisie aussi bien vivant que mort!
* Universitaire.